Devoir de Philosophie

ZOLA : Germinal, IV, 7 de « Il leva un bras dans un geste lent » à « payée de tant de sang et de misère ! »

Publié le 20/09/2010

Extrait du document

zola

 

Introduction : Il s’agit du dernier chapitre de la quatrième partie. Les mineurs de Montsou, qui ont engagé un mouvement de grève dans la discipline et l’enthousiasme, subissent depuis six semaines déjà l’intransigeance des dirigeants de la Compagnie ; la grève semble s’épuiser. Pour relancer la combativité du mouvement, Etienne, le meneur de la grève, rassemble les mineurs grévistes dans une clairière de la forêt de Vandame au Plan-des-dames. Dans ce passage, Etienne vient de prendre la parole et tient un discours appelant à la poursuite du mouvement de grève. L’extrait insiste sur le discours d’Etienne et sa réception positive par la foule des mineurs.

Ce chapitre est un des pivots de l’œuvre ; littéralement d’abord puisque la 4ème partie est centrale (3 la précèdent, 3 la suivent) et elle se situe donc au milieu du roman. La décision de cette réunion a été prise en IV, 4, cad au 20ème chapitre, alors que le roman en comporte 40 au total. De plus, seule cette partie comprend 7 chapitres, ce qui en fait une section à part. Enfin, un certain suspense est ménagé : entre la décision et la réunion, on trouve 2 chapitres qui piétinent un peu narrativement, d’où un effet d’attente pour les grévistes mais aussi pour le lecteur.

Problématique : cet extrait constitue un basculement, un temps fort de l’oeuvre. C’est un moment de révélation pour tous.

Axes Æ I) un texte centré sur un discours

          Æ II) la naissance d’un nouveau personnage, la foule 

          Æ III) Etienne, un personnage qui se transforme et qui prend une dimension nouvelle

 

I) Un texte centré sur le discours d’Etienne

La quasi totalité du texte concerne la recension des propos d’Etienne adressés aux mineurs. Mais cette recension n’est pas uniforme car Zola utilise des formes différentes qui suivent les diverses étapes de l’intervention d’Etienne.

 

A. 1ère étape : le discours rationnel (convaincre) (lignes 1 à 14)

- Dans un premier temps, Etienne cherche à convaincre les grévistes en utilisant un argumentaire rationnel et scientifique. « des faits, rien que des faits « (effet d’insistance avec la répétition, la tournure négative indiquant une volonté de sobriété dans le discours), « qui rend ses comptes «, « un historique «, « éloquence scientifique « « il établissait par des chiffres « Æ Etienne avance des arguments basés sur la réalité des faits et sur la raison.

- La construction du propos est mise en valeur par l’utilisation de connecteurs logiques qui renforcent l’impression de rationalité. « d’abord «, « puis «, « maintenant «, « donc «, « en outre « Æ le discours semble progresser peu à peu vers une conclusion logique et irréfutable. Les phrases sont longues et utilisent abondamment la juxtaposition comme pour aligner les faits.

- Le discours s’apparente parfois au style périodique de la rhétorique classique (une période est une phrase composée de plusieurs propositions se succédant harmonieusement et dont la réunion forme un sens complet). « Maintenant, on en était là, (…) au milieu des soucis de leur conquête du monde. «

- La première étape du discours d’Etienne se présente comme un récit, la relation des événement qui se sont déroulés récemment, nécessaire préalable avant de pouvoir se décider sur la poursuite ou non de la grève (« un historique rapide de la grève «). Zola choisit donc de rapporter ces paroles à travers un discours narrativisé, cad un récit de paroles, comme l’attestent les divers verbes de paroles utilisés : « Il débutait «, « il dit «, « il rappela «, « il établissait (…) indiquait (…) excusait en quelques phrases «, « il disait «

Æ le discours narrativisé permet ici d’aller à l’essentiel et de conserver du rythme au récit. D’un autre côté, il renvoie aussi à la froideur de ton et à la rationalisation recherchées par Etienne : il condense les paroles et les réorganise.

 

B. 2ème étape : le discours pathétique (persuader) (lignes 19 à 30)

- Dans un second temps, Etienne cherche à persuader les grévistes en faisant appel au registre pathétique ; il cherche à émouvoir la foule. Pour rendre compte de cette nouvelle étape, Zola choisit de rapporter les paroles par le biais du discours indirect libre.

- Disparition des verbes de paroles et apparition des interrogatives et des exclamatives qui montrent une progression dans l’intensité. « Quoi ! «, « Non ! « interjections qui montrent les sentiments d’Etienne qu’il essaye de faire passer à son auditoire. Les interrogations sont des questions rhétoriques, cad qui n’appellent pas de réponse.

- Le lexique utilisé cherche aussi à susciter l’émotion à travers des thèmes pathétiques : la faim (« affamait «, « la faim «, « réduits à ne plus manger «), la souffrance (« on aurait souffert inutilement «), la pauvreté (« l’éternelle misère «, « voler «, « les misérables «), l’exploitation (« cette tyrannie du capital «, « toujours se soumettre «, « exploités «, « poussés à bout «).

- Recours à l’exagération et l’hyperbole : « éternelle misère «, « ne valait-il pas mieux mourir «, « tyrannie du capital «, « les désastres des crises «. Champ lexical de la violence

- importance des tournures négatives : « Ne valait-il pas «, « n'était-ce pas «, « ne pouvait «, « ne plus manger «, « Non ! «, « n’était pas «, « il n’y avait là «. Æ montrent que la situation des ouvriers est elle aussi négative.

- Le contenu du discours se fait plus général, plus imprécis, plus violent et plus révolutionnaire. « cette tyrannie du capital «, « les désastres des crises «, «de la concurrence abaissaient le prix de revient «, « qu'une économie déguisée «. Etienne dénonce les méfaits du capitalisme.

 

Æ le discours indirect libre permet de faire entendre la voix du personnage en lui restituant une partie de la violence de son discours. Il y a une gradation dans le discours.

 

C. 3ème étape : le corps qui parle (lignes 32 à 37)

- La dernière étape marque une disparition des paroles rapportées. Il y a bien le récit d’un discours mais sans les paroles de ce discours. Il est dit d’Etienne que « les mots lui manquaient souvent « mais il en va de même pour Zola qui respecte la carence de son personnage.

- C’est le corps qui se substitue à la voix. « appuyait d’un coup d'épaule «, « empoignaient «, « ses gestes d'ouvrier «, « ses coudes «, « les poings «, « sa mâchoire «

La bouche d’Etienne n’est plus faite pour parler mais pour « mordre «. La violence du discours passe par le corps de l’orateur qui doit « torturer sa phrase « et « empoign(er) son auditoire «. Le contenu du discours est donc totalement évacué, il ne reste que l’énergie de l’orateur et sa violence. La parole devient action.

- Par une sorte d’inversion, ce sont les paroles de la foule que l’on rapporte à présent : « Tous le disaient, il n’était pas grand, mais il se faisait écouter. « C’est bien le corps d’Etienne qui, malgré sa carence, force l’écoute et réussit à rassembler (« tous «).

Æ le discours a achevé sa gradation vers moins de paroles et plus de violence. Cela est aussi sensible dans la diminution du nombre de lignes consacrées au discours à chaque étape (19 lignes, 12 lignes, 7 lignes). On passe ainsi d’un discours narrativisé plutôt objectif laissant peu entendre la voix d’Etienne à un discours indirect libre où se mêlent la voix du narrateur et celle du personnage pour finir sur un discours qui n’est plus qu’action sans paroles, capable d’unifier les mineurs.

 

II) La naissance d’un nouveau personnage, la foule

A. Une entité sans individus

- Dans ce passage, la foule est présentée comme une entité compacte d’où ne ressort aucun individu : nul ouvrier n’est nommé en dehors d’Etienne. Elle est une et indivisible.

- Dans son discours, Etienne la désigne par différents termes qui sont plutôt marqués positivement : « peuple «, « camarades «, « le travailleur «, « misérables « (référence au roman éponyme de Victor Hugo paru en 1862) Æ tous ces termes replacent la foule dans son rapport à l’autre ou à la société. Etienne en fait donc une entité sociale unie.

- Mais le narrateur n’emploie par les mêmes mots pour désigner cette entité. En effet, tous les passages du texte qui ne sont pas des paroles rapportées renvoient directement au narrateur ; on y trouve : « la foule «, « la bande «, « des voix «, son auditoire «, « tous « Æ Zola prend donc ses distances par rapport à son personnage. Sans être péjorative, la terminologie adoptée est plus neutre et moins incarnée : il s’agit d’une entité plus vague et plus indistincte avec des connotations potentiellement négatives (« bande « qui renvoie à l’idée de violence, ou « auditoire « qui renvoie à l’idée de passivité).

 

B. L’acquisition d’une parole

- La foule est tout d’abord muette : « un silence profond «, « la foule (…) se taisait « Elle est incapable de répondre à la question d’Etienne. Elle semble dénuée de volonté propre.

- La nature qui l’environne lui semble hostile : le ciel l’écrase « un silence profond tomba du ciel «, la nuit l’empêche de parler « se taisait dans la nuit « et les arbres l’emprisonnent « son souffle désespéré, au travers des arbres «.

- Ce n’est qu’après la seconde étape du discours d’Etienne que la foule se fait entendre. D’abord par le corps : « un long frisson «, « éclata en applaudissements «, puis par la voix : « des voix criaient «. Mais ce ne sont encore que des mots, à peine une phrase complète « Justice !… Il est temps, justice ! « et qui ne sont que les échos d’un mot d’Etienne « à ce mot de justice «. La foule ne peut que répéter, ne peut que prêter sa voix. Elle est un phénomène d’amplification, elle ne pense pas par elle-même.

- La seule parole qui lui vient d’elle-même n’est que le constat qu’on la force à entendre: « tous le disaient (…) il se faisait écouter «. La foule reconnaît sa soumission à la parole d’Etienne.

- À chaque étape du discours d’Etienne correspond un court passage en discours direct. C’est le discours rapporté le plus minoritaire : il sert à conclure et à synthétiser chaque étape. La première étape se conclut par une question qui pose la continuation de la grève comme une opposition manichéenne entre les mineurs et la Compagnie. La seconde étape se conclut par les paroles de la foule réclamant justice. La troisième clôt le passage par une volonté d’élargir et de généraliser le mouvement : Etienne veut passer d’une lutte particulière à une lutte symbolique. Ces trois passages au discours direct fonctionnent comme un dialogue entre Etienne et la foule : Etienne parle, la foule parle, Etienne parle. La parole de la foule ne sert au final qu’à relancer le discours d’Etienne, au mieux elle l’encourage à le radicaliser.

 

C. La foule, un organisme vivant

- La foule n’est jamais individualisée et reste presque sans voix mais elle est tout de même assimilée à un organisme vivant. En effet, Zola lui prête un cœur et un souffle, donc une vie propre. « cette parole qui lui étouffait le cœur «, « son souffle désespéré «. Elle a beau être mal en point, elle est en train de devenir un véritable personnage du roman.

- D’abord confrontée à une nature plutôt hostile, elle fait corps avec elle en même temps qu’elle acquiert une voix : les applaudissement qu’elle produit sont comparés « à un bruit de feuilles sèches «. Les arbres, qui tout à l’heure laissait à peine entendre le souffle de la foule, sont maintenant associés à elle par le biais de la métaphore.

- Mais cette organisme vivant qu’est la foule est encore en devenir : les « feuilles sèches « ne sont pas encore vertes, cad pas encore germées (cf. le titre du roman).

 

Zola montre une foule ambivalente à la fois faible et velléitaire mais en même temps pleine de vie et de potentialité : une foule en germe qui pourra devenir un peuple (comme l’espère Etienne qui se rêve en « mandataire du peuple «).

 

III) Etienne, un personnage qui se transforme

Etienne prend une nouvelle dimension dans cet extrait. De personnage principal, il devient héros, de simple secrétaire d’association, il devient meneur révolutionnaire.

 

A. Transformation du corps

- Ce changement s’opère tout d’abord au travers du corps et des gestes d’Etienne. La progression suit les trois étapes vues auparavant : 1ère étape : Etienne lève « un bras dans un geste lent « ; 2ème étape : Etienne reste « les bras en l’air « ; 3ème étape : Etienne a « les poings en avant « Æ la gradation est nette : le corps s’anime peu à peu et l’attitude se fait plus conquérante et plus rageuse. On passe du singulier au pluriel et des bras au poings : la violence devient potentielle.

- La 3ème étape montre que le corps d’Etienne livre un véritable combat. Il sa bat avec la parole qui lui résiste mais c’est aussi par cette posture de combat qu’il persuade la foule : « ses gestes (…) avaient eux aussi une action extraordinaire sur ses camarades «.

- Son corps et sa parole sont indissociables et lui permettent de créer de nouvelles possibilités : « il rencontrait des images « Æ la métaphore marque bien qu’il devient une sorte de surhomme pour qui les images deviennent des choses concrètes.

 

B. Transformation de la voix

- La voix suit une progression similaire à celle du corps. Dans un premier temps « sa voix ne grondait plus «, puis sa voix est « changée « et enfin elle se fait « plus vibrante «. Æ la métamorphose d’Etienne débute au 4ème paragraphe avec la conjonction de coordination « mais «, puis est développée par l’opposition entre la proposition négative et la proposition affirmative «Ce n'était plus le secrétaire de l'association qui parlait, c'était le chef de la bande «. Il y a une opposition entre « secrétaire de l’association « qui est une fonction sociale précise et « chef « qui est une idée de domination et de guide.

- Ce changement dans la voix le transforme aussi en « apôtre apportant la vérité «. Etienne devient un véritable guide spirituel ce qui confirme la dimension religieuse que peut revêtir cet extrait : on pourrait assimiler les grévistes à des croyants qui se cachent pour pratiquer leur culte et la réunion syndicale à une cérémonie religieuse. Le discours d’Etienne est d’ailleurs proche du prêche d’une certaine manière.

- Tant que la voix n’a pas changé, l’effet sur la foule est incertain : quand « il conclut, sans hausser le ton «, la foule reste muette. 

- Au final, on passe d’une formulation négative (« sa voix ne grondait plus «) à un comparatif de supériorité (« plus vibrante), le ‘plus’ négatif devient un ‘plus’ positif. Etienne est devenu quelqu’un qui fait vibrer les foules.

 

C. De la grève à la révolution

- Le contenu du discours d’Etienne subit aussi une forte évolution tout au long du passage. A la recension froide et neutre de la grève succède d’abord un tableau apocalyptique des conditions de vie des ouvriers puis une diatribe révolutionnaire rapportée au style direct qui clôt l’extrait. Le discours a gagné en radicalité ce qu’il a perdu en rationalité.

- Mais si l’on n’y regarde de plus près, la première étape du discours n’est déjà pas tout à fait neutre et rationnel : Etienne parle « en affectant l’éloquence scientifique «. Il est déjà dans la manipulation des masses et la persuasion. Il est peu probable qu’il ait réellement de la « répugnance contre la grève «. Le narrateur nous indique d’ailleurs qu’ « il gardait sa voix monotone comme pour insister sur ces mauvaises nouvelles, il disait la faim victorieuse, l'espoir mort, la lutte arrivée aux fièvres dernières du courage. « Le rythme ternaire et la métaphore montrent les prémices de la tirade finale du passage.

- À la fin de l’extrait, le discours adopte un rythme binaire : « La mine doit être au mineur, comme la mer est au pêcheur, comme la terre est au paysan... «, « payée de tant de sang et de misère ! « Il s’agit donc à présent d’une lutte symbolique qui dépasse les simples revendications circonstancielles. Le discours est devenu celui d’un révolutionnaire qui ne dénonce pas seulement des faits matériels mais s’engage dans un discours théorique beaucoup plus large et généralisant, comme le prouve la formule au présent de vérité générale « le salariat est une forme nouvelle de l'esclavage «.

Etienne devient un homme nouveau que ce soit par son attitude, ses gestes, sa voix et ses discours. Il radicalise son propos et ses revendications, et devient un véritable guide pour ses camarades.

 

Conclusion

Cet extrait est un moment charnière important dans la narration. La grève n’est plus un simple événement, elle apparaît comme le centre de l’œuvre. Le discours d’Etienne devient le révélateur et le fixateur d’une triple transformation : les grévistes deviennent une foule, entité ambivalente qui ne pense pas encore mais qui est en germe ; Etienne devient un héros complet, en se métamorphosant en un leader influent ; la grève devient révolutionnaire dans ses revendications. Situé au milieu du roman, ce passage est un basculement dramatique : le récit prend une direction qu’on devine irréversible vers le conflit et la violence.

 

Liens utiles