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Pierre LASZLO (1938-) La formalisation du saugrenu

Publié le 19/10/2016

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Pierre LASZLO (1938-)

La formalisation du saugrenu

Les découvertes naissent parfois d'une observation insolite, réintégrée par la suite et peu à peu dans un cadre conceptuel la rendant acceptable, la nettoyant en quelque sorte de son incongruité.

F. W. Schofield décrivit en 1922 une nouvelle maladie, étrange, ne relevant d'aucun type connu : du bétail, nourri de trèfle avarié, présentait des gonflements sous-cutanés, souffrait d'hémorragies, d'anémie aiguë et d'une grande déficience en prothrombine plasmatique ; la mort était soudaine. Cette affection n'était ni microbienne ni une déficience alimentaire, mais elle était clairement due au moisissement en silo du trèfle. L. M. Roderick confirma ces conclusions en 1929, et rapporta l'absence de lésions hépatiques. Ce ne fut qu'en 1941 que H. A. Campbell et K. P. Link purent isoler la molécule responsable, le dicoumarol. Celle-ci accédait, juste retour des choses, au statut de médicament, anticoagulant par voie orale, dans les années qui suivirent. D'autres maladies (tremblante du mouton, vache folle, sida...) eurent un trajet épistémologique comparable. Après qu'une découverte est intervenue, comment la faire rentrer dans une rationalité acceptable. Soit l'exemple de l'expérience de Geiger et Marsden, au résultat si surprenant : on fait traverser une mince feuille d'or par un jet de particules alpha aux charges positives, et certaines s'égayent dans toutes les directions, rebroussant même chemin. Rutherford, à l'origine de cette expérience, eut donc à en digérer le résultat. Il acquit d'abord la conviction, intuitive, que les chocs responsables du retour en arrière des alphas impliquaient des corpuscules : (i) de très petite extension spatiale ; (ii) de masse largement supérieure à celle des alphas ; (iii) de charge électrique elle aussi positive. En d'autres termes, confrontée aux lois de la physique - des lois telles que la conservation du moment cinétique -, l'expérience de Geiger et Marsden devenait redevable d'une telle traduction factuelle (ou événementielle). Ayant ainsi commencé à formaliser son intuition de la cause de l'observation inattendue, Rutherford jeta des chiffres sur le papier. Des calculs d'ordre de grandeur le convainquirent d'une distance de l'ordre de 10-13 m entre les particules « défléchies et les corpuscules (les noyaux des atomes d'or, donc) responsables du brutal changement de direction des trajectoires. Ayant visualisé par la pensée et par ces diverses inférences, le phénomène singulier, Rutherford put essayer divers modèles, et les équations mathématiques les exprimant. C'est ainsi qu'il put trouver un « modèle qui marche » - pour user d'une expression courante dans les laboratoires. Ce modèle combinait des considérations statistiques et l'écriture des forces électriques de répulsion responsables de la déflection des particules K. Rutherford put en déduire, dans une publication de 1911, des valeurs de 97 et 114 pour la charge du noyau de l'atome d'or (la valeur réelle est de 79). Ainsi le saugrenu avait-il été réintégré dans la pensée physique avec, en prime, ce gain considérable que fut la première conceptualisation (la découverte donc) du noyau de l'atome.

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