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Au théâtre le rôle du metteur en scène peut-il être plus important que celui de l'auteur ?

Publié le 14/09/2018

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dissertation

Au théâtre le rôle du metteur en scène peut-il être plus important que celui de l'auteur ? Vous développerez votre argumentation en vous appuyant sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez étudiés en classe, sur vos lectures personnelles et sur votre expérience de spectateur.

 

 

 

Introduction

 

Au xviie siècle, le « metteur en scène » n'existait pas, il n'y avait que « l'auteur » et Molière est passé à la postérité en tant que dramaturge, puisqu'il a laissé à la littérature nombre de ses plus grands textes. Cela ne l'a pourtant pas empêché d'être le directeur d'une petite troupe, « l'Illustre théâtre » et de mettre en scène ses propres pièces comme celles des auteurs de son temps. Cela dit assez bien que le théâtre, à la différence des autres genres littéraires, a une double composante : c'est un texte littéraire soit, mais qui a pour vocation la représentation sur scène. Le mot théâtre, d'ailleurs vient du grec théâtron, « lieu d'où l'on peut voir », du verbe théômaï qui signifie « regarder », ce qui souligne bien que c'est fondamentalement un art du spectacle. Or, depuis le xixe siècle, le rôle du metteur en scène n'a cessé de prendre de l'importance au point qu'on en oublie parfois aujourd'hui l'auteur. Ne dit-on pas le Dom Juan de Bluwal, la Phèdre de Chéreau ou le Hamlet de Peter Brook ? Eugène Ionesco a d'ailleurs eu cette boutade restée célèbre, lors de sa lecture en public de Rhinocéros en 1959 : « Si j'étais vous je ne serais pas venu », comme si seule la mise en scène de sa pièce méritait le déplacement.

Faut-il donc abonder dans ce sens, privilégier la mise en scène, et penser comme d'aucuns aujourd'hui que le rôle du metteur en scène peut être plus important que celui de l'auteur ? Ou faut-il au contraire reconsidérer l'importance du texte ? Faut-il nécessairement établir une hiérarchie, voire une compétition entre metteur en scène et auteur ? Pour répondre à ces interrogations, nous tenterons tout d'abord de mettre en évidence la prééminence de l'auteur qui fournit la base du théâtre, le texte, puis nous verrons en quoi le rôle du metteur en scène est capital, sa contribution incontournable, enfin nous réfléchirons à leur nécessaire complémentarité.

 

 

I. Le rôle de l'auteur est fondamental

 

 

1. L'auteur, véritable démiurge, conçoit, écrit le texte théâtral, base de la représentation

Il en choisit le thème, imagine l'histoire, ses péripéties, en détermine le sens… Le texte théâtral composé de dialogues peut être un outil privilégié pour un débat d'idées : c'est ce qu'a choisi Sartre en écrivant Les Mains sales, où il oppose deux personnages, Hugo et Hoederer, deux conceptions de l'engagement : faut-il accepter ou pas de se salir les mains au nom d'un idéal révolutionnaire, au risque de le compromettre ? Dans un tout autre genre et tout autre style, Giraudoux, dans Amphitryon 38, mène une discussion légère sur la condition humaine, ses faiblesses, ses bonheurs…

L'auteur construit les personnages, imagine leur évolution dans la structure adéquate et signifiante : division en actes, en tableaux, en scènes. Faut-il cinq actes comme dans le théâtre classique hérité du théâtre grec, ou plutôt des tableaux ? Rhinocéros d'Eugène Ionesco raconte comment les habitants d'une petite ville imaginaire se transforment progressivement en rhinocéros à l'exception d'un seul qui résiste à cette épidémie. Ionesco compose sa pièce en trois actes et quatre tableaux, pour montrer les différents stades de l'évolution de la maladie. Ainsi, le premier tableau-exposition, permet de découvrir les deux principaux protagonistes, Jean et Bérenger, qui forment un couple d'amis antithétique, leurs caractères et comportements étant complètement opposés : autant Jean se montre soigné, ponctuel, incarne l'autorité et la raison, autant Bérenger apparaît négligé, en retard, conciliant, en marge par son alcoolisme et son mal-être. Les tableaux suivants feront apparaître une inversion des rôles. Le deuxième tableau de l'acte II montre la métamorphose de Jean, aussi bien physique que morale, sous le regard effrayé et impuissant de son ami Bérenger. Le texte révélant sa brutalité, son impudeur, son laisser-aller avec le passage du vouvoiement au tutoiement, la dislocation de la syntaxe, montre qu'il perd progressivement ce qui faisait son humanité : « Chaud… trop chaud. Démolir tout cela, vêtements, ça gratte, vêtements, ça gratte. » À la fin du dernier tableau, à l'acte III, Bérenger, l'inadapté, reste le seul homme à avoir résisté à la contagion, c'est lui qui proclame : « Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au bout ! Je ne capitule pas ! »

C'est l'auteur aussi qui écrit les dialogues, en vers ou en prose, dans un style qui lui est propre, qui impulse un rythme aux échanges en alternant longues tirades, courtes répliques, stichomythies ou qui choisit d'y insérer des monologues permettant aux personnages d'exprimer leurs sentiments, leurs conflits intérieurs. Certains sont restés célèbres, comme celui de Figaro à la fin de la pièce de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, un des plus longs de la scène française. Citons aussi les sept monologues d'Hamlet dans la pièce de Shakespeare qui sont essentiels à la compréhension du personnage, à tel point que si on les met bout à bout, ils permettent de suivre son évolution. Le premier, par exemple, révèle un Hamlet révolté contre « les souillures de la chair » parce que sa mère a osé se remarier avec Claudius, qui a assassiné son propre frère le roi Hamlet pour prendre sa place sur le trône, et il ne voit pas d'autre issue à son dégoût que la mort. Dans le fameux monologue de l'acte III, scène 1 qui commence par la célèbre formule : « Être ou ne pas être, telle est la question », Hamlet s'interroge sur l'opportunité ou pas de mourir et expose son dilemme. Ces différents monologues sont révélateurs de sa difficulté à agir, empêché qu'il est, sous le poids de la réflexion. Mais ce qui fait aussi leur intérêt, c'est la densité de la pensée de Hamlet : pas un mot qui n'exprime la profondeur de sa méditation, l'intensité de son émotion, le tout dans une langue admirable : ces monologues écrits en vers libres, sont des morceaux de poésie pure. La pièce de Christine Montalbetti, Le Cas Jekyll, qui est une réécriture de la célèbre nouvelle de Stevenson, n'est qu'un long monologue où le savant Dr Jekyll se confesse à son ami le notaire Utterson et lui raconte sa terrible histoire, son dédoublement, sa métamorphose en Hyde, un dangereux criminel… L'écriture du monologue, qui revient par exemple sur l'expérience de sa première transformation, traduit les douleurs physiques qu'il s'est imposées pour devenir Hyde ou vice versa mais aussi et surtout sa souffrance morale, car il ressent son pouvoir comme une malédiction – « Nuit maudite ! » – au point qu'il implore qu'on le prenne en pitié, ce que l'auteur a choisi de lui faire exprimer en anglais, comme un cri du cœur : « Ah, my goodness ! […] Utterson, for God's sake, have mercy ! ».

 

 

2. L'auteur peut même vouloir imposer sa propre vision de la représentation en donnant ses indications de mise en scène

Peu nombreuses dans le théâtre classique, les didascalies deviennent très importantes à partir du xixe siècle et dans certaines pièces contemporaines, celles de Ionesco ou de Beckett, en particulier dans Fin de partie, presque uniquement composée de didascalies, ou encore En attendant Godot. Celles-ci sont précieuses et permettent par exemple, à la simple lecture, d'imaginer les personnages dans un décor avec leurs intonations, leur gestuelle… Le premier tableau de Rhinocéros a pour titre « Décor » et commence par une interminable didascalie qui décrit effectivement le décor avec une infinie précision, un luxe de détails : « Une place dans une petite ville de province. Au fond, une maison composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage. Au rez-de-chaussée, la devanture d'une épicerie. On y entre par une porte vitrée qui surmonte deux ou trois marches. Au-dessus de la devanture est écrit en caractères très visibles le mot : \"Épicerie\" » Et cela continue ainsi pendant une page. Le décor est parfaitement planté par l'auteur, la mise en scène devient même dispensable !

Certaines didascalies peuvent être ainsi incontournables pour le futur metteur en scène, soucieux de rester fidèle au sens de la pièce. En attendant Godot, s'ouvre sur cette didascalie : « Route à la campagne, avec arbre. Soir. Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains, en ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu. Entre Vladimir. » Cet arbre est le lieu de rendez-vous unique pour les deux vagabonds qui attendent Godot, ce mystérieux personnage qui ne viendra jamais, aussi leur faut-il trouver des distractions pour tuer le temps et cette chaussure représente une de ces distractions : ici, quelques mots suffisent pour suggérer une sorte de combat quasi épique entre le personnage et sa chaussure qu'il n'arrive pas à ôter de son pied ! L'arbre, tantôt dénudé, tantôt couvert de feuilles, suggérera le passage du temps, des saisons. Faire abstraction de ces indications fait courir le risque au metteur en scène de passer à côté d'éléments essentiels à la compréhension de la pièce.

 

 

3. L'auteur garde toute liberté et toute autorité par rapport au metteur en scène

L'auteur peut vouloir faire abstraction des contraintes liées à la mise en scène et sa pièce peut effectivement rester texte littéraire et faire l'économie de la représentation. Il peut ainsi écrire en toute liberté des pièces difficilement représentables compte tenu du nombre de personnages, de lieux, d'un étirement de l'action dans le temps… Le gigantesque édifice baroque qu'est Le Soulier de satin de Paul Claudel, « drame mystique en quatre journées », implique une multiplicité de personnages, emmène le lecteur sur plusieurs continents et suppose onze heures de représentation dans sa version initiale. « La scène de ce drame est le monde », commente d'ailleurs son auteur. Très rares sont les metteurs en scène qui ont osé tenter l'aventure : Antoine Vitez au Festival d'Avignon en 1987, Olivier Py, à l'Odéon en 2009.

L'auteur peut craindre que la mise en scène dénature son œuvre, voire la massacre. C'est parce que la réception de sa comédie, La Nuit vénitienne fut accablante que Musset a décidé de ne plus écrire pour la scène. Lors de la première représentation, la peinture pas encore sèche d'un banc ayant zébré de vert la belle robe blanche de la comédienne déclencha l'hilarité du public. Le tumulte finit par couvrir les voix des acteurs et l'on condamna la pièce sans vouloir l'entendre. Il n'écrivit plus désormais que pour être publié et regroupa ses œuvres sous le titre explicite Spectacle dans un fauteuil. Ses pièces, pensées pour être lues, non seulement lui permettent toutes les fantaisies, toutes les audaces, mais le dispensent également de telles déconvenues. Mais ce fiasco fut fécond, puisqu'il put ainsi écrire en toute sérénité son chef-d'œuvre, le drame romantique, Lorenzaccio, qui compte une cinquantaine de personnages qui évoluent dans des lieux multiples, soit une vingtaine de décors différents, à Florence mais aussi à Venise. La pièce ne fut d'ailleurs représentée que bien longtemps après la disparition de son auteur !

Pourtant, à ses exeptions près, la pièce « de théâtre » a bien vocation à être représentée sur scène et le rôle du metteur en scène devient capital.

 

 

II. Le metteur en scène : un véritable créateur de la pièce

 

 

1. Il devient lui aussi un démiurge en donnant vie au texte, aux personnages

Car représenter, c'est rendre présent sur une scène devant des spectateurs qui n'ont pas nécessairement une connaissance du texte, et qui comptent sur la représentation pour être embarqués dans une histoire, un univers qu'il revient au metteur en scène de faire exister.

Celui-ci conçoit donc la scénographie : décors, costumes, accessoires, maquillages, lumières, musique, jeux de scène… En 2010, Denis Podalydès a mis en scène Le Cas Jekyll de Christine Montalbetti dans une scénographie pleine de poésie, au style expressionniste, conçue avec Éric Ruff de la Comédie-Française. L'antre de savant du Dr Jekyll était représenté à l'avant-scène comme une sorte de capharnaüm, avec un mobilier très xixe siècle anglais, dans un éclairage en clair-obscur, tandis que le fond de scène montrait les docks de Londres, sombres et inquiétants, noyés dans la brume sous la lune. Denis Podalydès portait un costume de tweed bien coupé, conçu par Christian Lacroix quand il était le rassurant Dr Jekyll, mais apparaissait ensuite dépenaillé, chemise ouverte et pantalon en accordéon tenu par des bretelles pour figurer le monstrueux et dément Mr Hyde. Le dénouement du Dom Juan de Molière, qui voit le personnage éponyme expédié dans les flammes de l'enfer par la statue du Commandeur, a fait l'objet de mises en scène époustouflantes et très différentes selon la sensibilité du scénographe et de l'esthétique retenue, classique ou baroque, figurée ou spectaculaire. Ainsi Marcel Bluwal, dans sa version filmée en noir et blanc a-t-il choisi, après avoir montré la main de dom Juan-Michel Piccoli dans celle de l'immense statue de pierre, de faire tournoyer sur l'écran une figurine emperruquée et en costume d'époque, aspirée par un gouffre interminable, sur fond de Requiem de Mozart. Armand Delcampe a préféré le spectaculaire baroque : dans un éclairage crépusculaire bleuté, on voit dom Juan gravissant lentement une échelle, main droite tendue en avant à la rencontre de la statue qu'il rejoint, et s'abîmant dans un grand fracas de tonnerre, d'éclairs… Il faut pour cela résoudre tous les problèmes techniques que cela suppose, trappes, fumées, etc.

Le metteur en scène choisit aussi les comédiens, dirige leur jeu pour qu'ils incarnent au mieux sa vision des personnages. Molière a créé dom Juan soit, mais le metteur en scène va choisir un comédien beau garçon séduisant ou plutôt d'âge mur comme Piccoli ou encore un beau ténébreux romantique tel Daniel Mesguich. Ariane Mnouchkine a opté pour un jeune fat maniéré à la voix aiguë tel Philippe Caubère, très jeune alors en 1979. Patrice Chéreau a élu Dominique Blanc pour incarner sa Phèdre passionnée, incandescente et très charnelle : elle apparaît, dévastée, silhouette frêle, corps affaibli, torturé. Langueur et violence se disputent dans son sein, en crescendo jusqu'à sa demande de mise à mort dans cette arène qu'est la scène bi-frontale des ateliers Berthier. Elle découvre son sein nu et palpitant pour l'offrir à l'épée d'Hippolyte – Éric Ruff, dont la pointe va jusqu'à l'effleurer.

 

 

2. Mais le metteur en scène va plus loin en donnant son propre sens à la pièce, aux personnages, jusqu'à revoir la copie du littérateur

Ainsi Ariane Mnouchkine a décidé de transposer son Tartuffe dans un milieu nord-africain et de faire du faux dévot chrétien conçu par Molière, un intégriste islamiste, s'expliquant ainsi auprès des puristes qui s'en indignaient : « Si j'avais vécu dans le Sud des États-Unis, j'en aurais sans doute fait un pasteur protestant intégriste. » Patrice Chéreau, en 1969, fait de dom Juan un intellectuel progressiste, traître à sa classe : sa mise en scène donne à voir un univers en désagrégation : terrain vague, ruines, êtres misérables et en haillons… Les mises en scène de Dom Juan ont été particulièrement nombreuses au xxe siècle et encore aujourd'hui, à tel point qu'on pourrait dire qu'il y a presque autant de versions de Dom Juan que de metteurs en scène, on dit d'ailleurs volontiers le Dom Juan de Louis Jouvet, de Jean Vilar, de Chéreau, de Bluwal, de Mesguich…

Il peut même décider d'aller très loin dans l'interprétation au point parfois de recréer la pièce… à sa façon. On a ainsi vu L'Illusion comique de Corneille jouée sur des trapèzes, un Tartuffe tué par des membres de la police à coups de pistolet alors que, chez Molière, il est simplement arrêté par la justice du prince. Certaines comédies de Molière ont été jouées comme des tragédies : Argan, le malade imaginaire, a été représenté comme un véritable malade et, il y a peu, à la Comédie-Française, la reine Cléopâtre de Rodogune de Corneille, ronflait bruyamment sur un banc de jardin !

 

 

3. La mise en scène peut même l'emporter sur le texte qui devient inutile

Le théâtre peut-il se passer du texte d'un auteur ? C'est bien le cas avec la commedia dell' arte, forme de théâtre très ancienne, d'origine italienne, au sens propre : « interprétée par des gens de l'art », c'est-à-dire des troupes de comédiens professionnels qui privilégient le comique gestuel, des personnages très typés et schématiques comme Pantalon, Arlequin, le Docteur, le Capitan… et savent attirer un public populaire par un discours réduit au minimum, changeant selon les lieux et les circonstances. Ils s'adonnent à des improvisations sur des canevas simples… jusqu'à ce que Goldoni, au xviiie siècle, ne les oblige à se référer à un texte écrit… Le mime aussi est une forme de théâtre sans texte qu'a fait vivre, à Paris, la famille Dubureau, dans la première moitié du xixe siècle. Baptiste Dubureau reprendra dans ses mimes, les personnages de Pierrot et Colombine, frêles silhouettes d'amoureux lunaires souffrant en silence, tranchant avec les sombres mélodrames de l'époque. Il fit la vedette du théâtre des funambules sur le fameux « boulevard du Crime », créant une célèbre pantomime, « Marrrchand d'habits… ». Prévert et Carné l'ont immortalisé dans leur film magnifique Les Enfants du paradis. Ou bien, le texte peut devenir secondaire. Jean-Louis Barrault a mis en avant l'importance du langage du corps au théâtre qui peut être aussi éloquent que le langage verbal. Plus contemporaines et plus radicales encore les expérimentations du metteur en scène italien Romeo Castellucci, qui a mis en émoi le Festival d'Avignon 2008 en adaptant La Divine Comédie de Dante. Dans la continuité du théâtre de la cruauté d'Antonin Artaud, il privilégie les images fortes, explore trouvailles visuelles, sonores, olfactives même, pour créer des spectacles où la place du texte tend à s'estomper face à celle des corps, corps d'acteurs parfois déformés ou mutilés qui créent du spectaculaire par leur seule présence, à laquelle s'ajoutent hurlements, invectives, gesticulations.

On voit bien que dans cette volonté de tenir à l'écart soit la mise en scène, soit le texte écrit, le théâtre peut conduire à des excès, voire des dérapages. Ne faut-il pas plutôt reconnaître que ses deux composantes sont difficilement dissociables ?

 

 

III. Une nécessaire complémentarité de l'auteur et du metteur en scène

 

 

1. Quand la représentation vient éclairer, enrichir le texte

« Les pièces sont faites pour être jouées » affirmait déjà Molière et, trois siècles plus tard, François Mauriac lui fait écho : « Il n'y a pas de théâtre sans incarnation. » C'est toute la magie du spectacle théâtral qui opère pour produire du sens, appuyer ce que le texte suggère ou dit de manière trop abstraite. Dans sa mise en scène de Caligula d'Albert Camus, en 2006, Laurent Ziveri donne à voir une immense sphère scintillante qui trône au sommet d'un escalier, en lieu et place du trône de Caligula. Le metteur en scène veut suggérer au spectateur, fidèle en cela à Camus, que le désir le plus profond de Caligula n'est pas le pouvoir, mais la possession de la lune, symbolisée par cet énorme disque. La lune concrétise bien ce « besoin d'impossible […] de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde » qui étreint Caligula quand il prend soudain conscience que « les hommes meurent et ne sont pas heureux ». Et c'est ce choix éclairant du trône-lune qui rend cette idée manifeste. Mais ce n'est pas seulement le décor, la scénographie qui ont ce pouvoir, c'est aussi l'interprétation des comédiens, qui, par leur intelligence profonde du texte qu'ils ont longtemps travaillé, le rendent lumineux : une intonation, une démarche, un geste parfois suffisent pour que les mots du texte prennent une profondeur que nous n'avions pas perçue à la lecture. Combien de grands comédiens resteront à jamais associés aux personnages qu'ils ont incarnés : Gérard Philippe inoubliable Cid, merveilleux prince de Hombourg, époustouflant Caligula… Michel Bouquet, émouvant Bérenger Ier, dans Le roi se meurt de Ionesco, dans la mise en scène de Georges Werler, rôle qu'il affectionne particulièrement et dans laquelle il laisse filtrer ses propres angoisses…

 

 

2. Quand le texte prépare la mise scène

Le texte théâtral doit être écrit dans le but de la représentation, le « spectacle dans un fauteuil » de Musset est une exception. Aussi, certains auteurs écrivaient-ils en lien avec tel metteur en scène, comme Giraudoux avec Jouvet, Claudel avec Jean-Louis Barrault. Le texte théâtral induit d'ailleurs la mise en scène grâce aux didascalies, externes et internes. Dans les comédies classiques qui ne comportent que de rares indications scéniques, le comique repose aussi bien sur le comique verbal que sur le comique gestuel, et ce sont justement les didascalies qui peuvent aider les comédiens à représenter des rapports de force ou à rentrer dans la peau d'un personnage. Dans la scène d'affrontement entre dom Juan et le paysan Pierrot qui vient s'interposer entre lui et Charlotte qu'il veut séduire, de nombreuses didascalies viennent souligner la dynamique et… le comique de l'échange qui se conclut par un soufflet qui manque sa cible et échoit à Sganarelle. Dans le fameux monologue de Figaro, les indications scéniques disent pourtant simplement « il se lève », ou « il se rassied », mais cela suffit au comédien pour comprendre combien Figaro est en colère quand il évoque les nombreuses injustices dont il a été victime, puis quand il doit se calmer. En revanche, le dramaturge contemporain se glisse plus volontiers dans la peau du metteur en scène et lui facilite le travail par de nombreuses didascalies. Quand Jean se métamorphose en rhinocéros sous les yeux de son ami Bérenger, les didascalies qui décrivent les allers et retours entre la chambre et la salle de bains, permettent d'imaginer le dispositif scénique à mettre en place pour représenter cette transformation. Dans le monologue de Jekyll, c'est lui-même qui précise ses va-et-vient entre son laboratoire et sa chambre où se trouve un miroir qui lui permet de constater les résultats de sa métamorphose en Hyde et vice versa : indications précieuses pour la mise en scène.

 

 

3. L'œuvre théâtrale : une création multiple, et en constant devenir

Une pièce de théâtre n'a pas un seul créateur mais plusieurs : l'auteur, bien sûr mais aussi le metteur en scène, les comédiens mais encore le lecteur et… le public. Jean Duvignaud parle d'une « création multiple résultant de la volonté d'un dramaturge, des efforts de style d'un metteur en scène, du jeu des comédiens […] et de la complicité d'un public. » Les metteurs en scène qui ont leur « lecture », leur vision de la pièce, permettent aux spectateurs de redécouvrir des pièces qu'ils ont lues, de les apprécier sous un angle nouveau. Ils peuvent ainsi voir que Jupiter et Mercure peuvent échapper à la tunique grecque ou à la toge latine. Rien n'interdit non plus de proposer aux spectateurs des mises en scènes différentes de la même pièce, pour qu'on y découvre d'autres aspects ! Entre la mise en scène de Phèdre de Racine par Antoine Vitez en 1975 et celle de Patrice Chéreau en 2007, on peut noter des choix diamétralement opposés qui apportent des éclairages différents. Vitez crée volontairement la distance entre ce qu'il se passe sur la scène et les spectateurs, par la restitution de l'univers Grand Siècle dans le choix des costumes et du décor. Patrice Chéreau a choisi au contraire de créer une intimité avec le public grâce au dispositif bi-frontal de la scène qui permet aux comédiens d'évoluer entre les spectateurs. Les costumes sont aussi plus contemporains, plus sobres et permettent une meilleure communion. Dès la scène d'exposition d'ailleurs, Théramène et Hippolyte surgissent au milieu du public et font taire les conversations… Certains metteurs en scène fascinés par une œuvre n'en finissent pas de la mettre en scène. Entre Peter Brook et Hamlet, c'est une longue histoire : il a monté la pièce une première fois en 1955 avec dans le rôle-titre Paul Scotfield. « Pour monter Hamlet, dit-il, il faut toujours partir de l'acteur. » En 2000, il la reprend, cette fois à cause d'Adrian Lester, un jeune comédien noir américain qui renouvelle son approche du personnage. De plus, il va l'entourer de comédiens appartenant à différentes nationalités qui vont mêler leurs accents, indien, africain, français… et donner ainsi une lecture multiculturelle de la pièce de Shakespeare. Il réussit à faire résonner le destin d'Hamlet par-delà « le royaume du Danemark » et à lui donner une dimension universelle. Il en écarte certaines scènes, restreint le nombre des personnages, resserrant ainsi l'action autour du personnage d'Hamlet et ce sera The Tragedy of Hamlet.

Une œuvre théâtrale n'est jamais terminée quand l'auteur a fini de l'écrire, elle continue de s'enrichir indéfiniment par un dialogue fécond avec le texte et sur scène.

 

 

Conclusion

Dans la grande aventure collective qu'est le théâtre, auteur et metteur en scène jouent tous deux un rôle de premier plan et nous avons pu constater que ces expériences qui visent à s'affranchir de l'un ou de l'autre sont des expériences marginales qui remportent un succès passager, de curiosité. Il semble toutefois indéniable que le dramaturge fournit l'essentiel : le texte littéraire sert de base à la représentation et la volonté de l'auteur doit aussi servir de critère et de garde-fou à ses interprètes. Sans texte, la mise en scène risque la vacuité mais il faut aussi que le texte soit à la hauteur, un texte médiocre peut difficilement être sauvé par une mise en scène de qualité. Les plus belles réussites théâtrales sont celles dont le metteur en scène est d'abord un lecteur avisé, qui fait une lecture subtile de la pièce mais qui sait aussi la servir par sa maîtrise de la scène et sa créativité.

Bien des metteurs en scène contemporains méritent de voir leur nom accolé à ceux de grands dramaturges. Jean Giraudoux et Louis Jouvet, Paul Claudel et Jean-Louis Barrault, Bernard-Marie Koltès et Patrice Chéreau, Shakespeare et Peter Brook.

« la raison, autant Bérenger apparaît négligé, en retard, conciliant, en marge par son alcoolisme et son mal- être.

Les tableaux suivants feront apparaître une inversion des rôles.

Le deuxième tableau de l'acte II montre la métamorphose de Jean, aussi bien physique que morale, sous le regard effrayé et impuissant de son ami Bérenger.

Le texte révélant sa brutalité, son impudeur, son laisser-aller avec le passage du vouvoiement au tutoiement, la dislocation de la syntaxe, montre qu'il perd progressivement ce qui faisait son humanité : « Chaud… trop chaud.

Démolir tout cela, vêtements, ça gratte, vêtements, ça gratte.

» À la fin du dernier tableau, à l'acte III, Bérenger, l'inadapté, reste le seul homme à avoir résisté à la contagion, c'est lui qui proclame : « Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au bout ! Je ne capitule pas ! »C'est l'auteur aussi qui écrit les dialogues, en vers ou en prose, dans un style qui lui est propre, qui impulse un rythme aux échanges en alternant longues tirades, courtes répliques, stichomythies ou qui choisit d'y insérer des monologues permettant aux personnages d'exprimer leurs sentiments, leurs conflits intérieurs.

Certains sont restés célèbres, comme celui de Figaro à la fin de la pièce de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, un des plus longs de la scène française.

Citons aussi les sept monologues d'Hamlet dans la pièce de Shakespeare qui sont essentiels à la compréhension du personnage, à tel point que si on les met bout à bout, ils permettent de suivre son évolution.

Le premier, par exemple, révèle un Hamlet révolté contre « les souillures de la chair » parce que sa mère a osé se remarier avec Claudius, qui a assassiné son propre frère le roi Hamlet pour prendre sa place sur le trône, et il ne voit pas d'autre issue à son dégoût que la mort.

Dans le fameux monologue de l'acte III, scène 1 qui commence par la célèbre formule : « Être ou ne pas être, telle est la question », Hamlet s'interroge sur l'opportunité ou pas de mourir et expose son dilemme.

Ces différents monologues sont révélateurs de sa difficulté à agir, empêché qu'il est, sous le poids de la réflexion.

Mais ce qui fait aussi leur intérêt, c'est la densité de la pensée de Hamlet : pas un mot qui n'exprime la profondeur de sa méditation, l'intensité de son émotion, le tout dans une langue admirable : ces monologues écrits en vers libres, sont des morceaux de poésie pure.

La pièce de Christine Montalbetti, Le Cas Jekyll, qui est une réécriture de la célèbre nouvelle de Stevenson, n'est qu'un long monologue où le savant Dr Jekyll se confesse à son ami le notaire Utterson et lui raconte sa terrible histoire, son dédoublement, sa métamorphose en Hyde, un dangereux criminel… L'écriture du monologue, qui revient par exemple sur l'expérience de sa première transformation, traduit les douleurs physiques qu'il s'est imposées pour devenir Hyde ou vice versa mais aussi et surtout sa souffrance morale, car il ressent son pouvoir comme une malédiction – « Nuit maudite ! » – au point qu'il implore qu'on le prenne en pitié, ce que l'auteur a choisi de lui faire exprimer en anglais, comme un cri du cœur : « Ah, my goodness ! […] Utterson, for God's sake, have mercy ! ». 2.

L'auteur peut même vouloir imposer sa propre vision de la représentation en donnant ses indications de mise en scène Peu nombreuses dans le théâtre classique, les didascalies deviennent très importantes à partir du xixe siècle et dans certaines pièces contemporaines, celles de Ionesco ou de Beckett, en particulier dans Fin de partie, presque uniquement composée de didascalies, ou encore En attendant Godot.

Celles-ci sont précieuses et permettent par exemple, à la simple lecture, d'imaginer les personnages dans un décor avec leurs intonations, leur gestuelle… Le premier tableau de Rhinocéros a pour titre « Décor » et commence par une interminable didascalie qui décrit effectivement le décor avec une infinie précision, un luxe de détails : « Une place dans une petite ville de province.

Au fond, une maison composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage.

Au rez-de-chaussée, la devanture d'une épicerie.

On y entre par une porte vitrée qui surmonte deux ou trois marches.

Au-dessus de la devanture est écrit en caractères très visibles le mot : "Épicerie" » Et cela continue ainsi pendant une page.

Le décor est parfaitement planté par l'auteur, la mise en scène devient. »

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