L'Île des Esclaves (1725)
Publié le 15/03/2015
Extrait du document
«
F C H E S Œ U V R E S
Mais cette parodie n'est pas seulement une farce; elle est aussi une âpre satire
de la société des maîtres.
Contrefaite par les domestiques, la « qualité » des gens
dits « de qualité » se révèle une pure apparence.
Dans cet univers policé, les «mines» ne sont qu'hypocrisie et l'on n'y aime que« par coquetterie».
Le ma
nège des serviteurs met à nu la fausseté
du« grand monde», car ils n'en sont pas
les dupes.
Bien au contraire, ils ont pu observer les coulisses
de la comédie mon
daine, et comprendre que la différence des conditions n'est fondée sur rien : « nous
autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres d'une pénétration ...
Oh!
ce sont de pauvres gens pour nous» (se.
3).
Le jeu des valets est donc ambigu, car
sous la satisfaction de dominer la situation
l'amère conscience de la servitude pas
sée ne cesse d'être présente et donne à certains des divertissements l'allure d'une
profanation.
Euphrosine devra endurer les avances d' Arlequin, qui, à l'instar de
bien des maîtres, prend de coupables libertés avec une simple servante.
« Tu es de
venu libre et heureux, cela doit-il te rendre
méchant?» lui demande-t-elle ...
Et Ar
lequin, devant la justesse de la remarque, reste sans voix,
« abattu et les bras abais
sés », ainsi quel 'indique la didascalie (se.
9).
Ill -« LE CHARITABLE NATUREL »
Le souvenir des vexations subies ne doit pas seulement nourrir un désir de ven
geance.
Il doit permettre de comprendre la souffrance d'autrui.
La vertu pédago
gique de l'expérience faite dans L 'Île des Esclaves est double : elle révèle aux
maîtres combien ils furent odieux et elle apprend la générosité aux serviteurs.
« Ce
qu'Arlequin découvre dans sa conscience,
c'est qu'il n'est pas fait pour imiter son
maître, vocation de domestique, mais pour être bon, vocation d'homme, écrit
Henri Coulet.
À la scène suivante, le valet avoue à son patron : «je n'aurais point
le courage d'être heureux à tes
dépens».
La dernière partie de la pièce est ponctuée
de didascalies précisant le climat d'attendrissement généralisé qui gagne tous les
personnages (lphicrate
« embrasse » Arlequin, qui parle « tendrement », et Eu
phrosine s'adresse à Cléanthis «avec attendrissement»; ni la grande dame, ni le
domestique ne retiennent leurs larmes, scène
10).
Le « cœur » triomphe de la rancune.« Ah! le charitable naturel! »,s'écrie Arlequin en voyant que Cléanthis
rivalise de générosité avec lui.
Pour Marivaux, en effet, l'homme est bon naturelle
ment.
Seule la « civilisation » pervertit son penchant inné pour le bien.
Le détour
par l'utopie insulaire permet à chacun de retrouver sa vraie nature.
IV -UN LIEN AMBIGU
L'Îie des Esclaves laisse aussi entrevoir l'ambiguïté du lien maître/serviteur.
Ce
dernier est certes totalement dépendant de celui qu'il sert.
Mais, avec une acuité re
marquable, Marivaux montre que la force des puissants, et leur existence même, ne
dépendent que de leurs inférieurs.
« Doucement, dit Arlequin à Iphicrate, tes forces
sont bien diminuées, car
je ne t'obéis plus» (se.
1).
Et Cléanthis, un peu plus tard,
déclare, à propos de leurs
« domestiques » : « pouvons-nous être sans eux » (se.
6).
S'esquisse ici, de manière discrète mais troublante,
cette« dialectique du maître
et
del' esclave », que définira Hegel (1770-1831 ).
Si le maître possède l'esclave, l'esclave, pour sa part « fait » le maître, le justi
fie à !'existence et finit par lui être indispensable.
MAÎTRES RTVAL'.ETS~.
»
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