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L’unité du «Voyage au bout de la nuit» L’engagement du narrateur

Publié le 23/01/2020

Extrait du document

• Robinson

Le Robinson de la seconde partie n’est plus exactement celui de la première. Lorsqu’il reparaît après son retour en Europe, il devient une sorte de double de Bardamu. C’est une raison technique qui oblige Céline à gauchir ainsi son personnage. Dans L’Eglise, il y avait déjà un Bardamu, et c’était sur lui que, au moins dans la version de la pièce que nous pouvons lire, tirait une jeune fille, beaucoup moins dure que Madelon, mais poussée par des motifs semblables. Si Céline, écrivant le Voyage, décide que l’homme sur lequel on tire doit mourir, il est bien évident que cet homme ne peut être le narrateur : un narrateur peut faire bien des choses, mais non pas raconter sa mort et son enterrement. Autrement dit le narrateur ne peut aller au bout de la nuit où il rencontrera sa mort ; Robinson fera donc le voyage qui est interdit à Bardamu. L’analogie entre la fin de L’Eglise et la fin du Voyage au bout de la nuit n’est pas le seul indice montrant que dans l’imagination de Céline Robinson est un autre Bardamu. En voici d’autres. Évoquant des souvenirs avec Robinson, Bardamu dira « notre gentille Molly» (p. 418), alors qu’en Amérique Robinson ne semble même pas avoir su que Molly existait. Nous lisons en outre, page 448, une phrase inattendue qui institue une sorte de jumelage entre les deux héros : «Robinson était un garçon

• Communion

La seconde partie est la peinture non de la solidarité, mais de la communion humaine. Nous avions mis en parallèle Alcide et Bébert. Alcide était le dévouement et l’amour, une sorte de héros : la sympathie de Bardamu pour lui avait un motif. Bébert n’est que le premier gosse venu et le narrateur se prend d’affection pour ce premier venu, et ce sentiment est partagé : « Sur sa face livide dansotait cet infini petit sourire d’affection pure que je n’ai jamais pu oublier. Une gaieté pour l’univers » (p. 309). Cette seconde moitié du Voyage narre des attachements que rien ne justifie, ni un attrait sexuel, ni un intérêt commun, ni une similitude de condition.

Les rapports de Bardamu et de Robinson dans cette seconde partie vont beaucoup plus loin. Même si le Robinson deuxième manière est né dans l’imagination de Céline par un dédoublement de Bardamu, il est maintenant un personnage de premier plan, autonome. Le couple Bardamu-Robinson va permettre à l’auteur de préciser par quelle indissoluble soudure les humains sont liés entre eux. Les deux personnages sont complices, et non pas seulement parce que le secret médical a entraîné Bardamu à craindre pour lui-même une enquête de la police (p. 412). Bardamu avait été prévenu par Robinson de ce qui se préparait (p. 397) ; il avait bien essayé par la persuasion de détourner le malheureux du crime (p. 389-390) et il avait échoué : comment écarter de son chemin, où qu’il aille, un homme dont la misère est sans remède? Dès lors Bardamu a part au mal qu’il n’a su empêcher. Nous sommes responsables de tout malheur que nous n’avons pas su conjurer, et comme nous ne pouvons en conjurer aucun, nous sommes responsables de toutes les horreurs de la Terre. C’est bien ce que dit Bardamu : «Je

« 1 l tracassé par l'infini aussi, dans son genre.

» Et peu à peu Robinson choisira de mourir pour des raisons qui sont dans le prolongement de la méditation de Bardamu à New York : «J'en avais trop vu», dit l'un en songeant à la mort, dans la première partie (p.

256); «Entre toi et moi, y a toute la vie>>, s'écriera l'autre pour écarter Madelon (p.

619).

Le Robinson de la première partie n'avait pas les mêmes inquiétudes.

Nous pouvons alors conclure que c'est bien la même histoire qui se poursuit, vécue par deux héros différents.

Si nous ne sommes pas des lecteurs trop naïfs, si nous admettons qu'un roman peut être autre chose que le récit d'une vie, la substitution de Robinson à Bardamu ne rompra pas à nos yeux l'unité de l'œuvre.

• Bardamu Mais le transfert à Robinson de la charge principale modifie radicalement la situation du narrateur.

Voilà qui risque bien davantage de changer l'orientation du roman tout entier.

Dans la première partie, tout est simple : Bardamu éprouve lui-même les peines dont il parle, la guerre, la détresse et la maladie, le besoin de fuir Molly.

Il s'agit ici de solidarité, de la solidarité des victimes entre elles : si chacun pense aux autres, c'est parce qu'il a d'abord pensé à soi.

Dès le premier chapitre de la seconde partie, p.

303 à 313, voilà Bardamu médecin : «Les études ça vous change, ça fait l'orgueil d'un homme» (p.

307).

Il a ouvert un cabinet à la Garenne-Rancy, ayant choisi cet endroit «pour penser tranquille» (ibid.).

Il a renoncé aux aventures, il n'a« rien que seulement l'envie de souffler un peu et de mieux bouffer un peu» (p.

304).

Bref, il s'est retiré de l'action et de la vie, il est devenu le spectateur de la vie des autres.

Tout le chapitre est porté par une double image.

D'abord l'image d'un fleuve qui coule : « Les hommes ça les rend méditatifs de se sentir devant l'eau qui passe» (p.

305), ce qui résume et symbolise une foule en mouvement : «Je les regardais passer, et passer encore, pour me distraire, les gens filant vers leur théâtre ou le Bois, le soir» (p.

303), et plus loin : «En banlieue, c'est surtout par les tramways que la vie vous arrive le matin.

Il en passait des pleins paquets avec des pleines bordées d'ahuris bringuebalant, dès le petit jour, par le boulevard Minotaure, -55-. »

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