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CHATEAUBRIAND : sa vie et son oeuvre

Publié le 20/11/2018

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chateaubriand
CHATEAUBRIAND
CHATEAUBRIAND François-René, vicomte de (1768-1848). Longtemps lu seulement en extraits, en « morceaux choisis » pour leur valeur édifiante ou leur qualité poétique, Chateaubriand n’a été, pour toute une tradition d’histoire littéraire, que l’« Enchanteur » des descriptions du Génie du christianisme ou le « prince des songes » et des méditations des Mémoires d'outretombe. Ce n’est que depuis peu qu’a été redécouverte l’étonnante « modernité » d’un écrivain qu’on put croire naguère démodé et relégué au tréfonds de l’armoire à vieilleries du romantisme. Cette modernité n’est évidemment pas d’avoir été un « Rousseau plus » ou un « Proust moins » dans la course à la recherche du temps perdu. Plus modestement, elle est d’abord d’avoir affirmé, de René à la Vie de Rancé, que la littérature est irréductible à la fonction, au métier de l’écrivain, qu’elle fait corps en permanence avec le procès d’une existence et le devenir de l’Histoire. Mais elle est aussi d’avoir parié, délibérément, sur le dynamisme de l’écriture et l’authenticité du style pour surmonter les inévitables contradictions de l’individu et du monde comme les déchirements internes d’un moi qui ne s’est pas plus dérobé à ses faiblesses qu’il n’a jamais sacrifié aucune de ses passions et de ses rêveries. Modernité, on le verra, qui tient tout entière en la paradoxale et essentielle formule de la Préface testamentaire : « Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages... »
 
Trois carrières pour un destin
 
Né à Saint-Malo, non loin de cet océan qui allait être l’horizon permanent de sa conscience et de son discours, François-René de Chateaubriand appartenait à une famille de vieille noblesse ruinée et récemment « restaurée » dans sa dignité aristocratique par la fortune commerciale de son père, René-Auguste, et par le rachat en 1761 du château et des terres de Combourg. Ce site austère et grandiose fut le théâtre véritable, bien qu’épisodique, de l’enfance d’un être tôt marqué par la modestie de sa situation de cadet de famille et l’énergie, les « délires » d'une intimité exaltante, partagée dans le secret avec Lucile, la plus proche et la « préférée » de ses sœurs.
 
Au sortir de l’adolescence bretonne, après avoir renoncé à l’état ecclésiastique puis au métier d’officier de marine, François-René, qui a pour quelques mois tâté du métier des armes, se lance dans la première de ses « carrières », celle de voyageur.
 
Le 8 avril 1791, il embarque à Saint-Malo pour l’Amérique, laissant derrière lui, pour presque neuf mois, une France déchirée par une révolution dont il pressent déjà le poids sur son destin et sur celui des jeunes gens de sa génération, mais gonflé de rêves et de projets qu’il se promet de réaliser sur les terres du Nouveau Monde.
 
Au terme d un itinéraire contesté, qui de Baltimore le ramènera à Philadelphie via New York et la vallée de l’Hudson, nombre des songes et utopies du jeune homme auront fait faillite; mais sur leurs décombres vont germer les images persistantes du futur auteur d'Atala, des Natchez et du Voyage en Amérique.
 
Après ce voyage désiré, au retour en France, l’attend l’épreuve du voyage subi : l’émigration puis l’exil. Sa courte « carrière militaire » dans l’armée des Princes l’a laissé brisé et malade. A Bruxelles, à Jersey, puis à Londres et dans la province anglaise, il mène pendant près de huit ans (1792-1800) la vie du paria infortuné, nourrissant de ses rancœurs son premier grand ouvrage, l’Es-sat sur les révolutions (1797). La patiente entremise d’amis comme Fontanes ou Joubert et sa volonté grandissante de faire une « rentrée » en France aboutiront, en mai 1800, à un retour sur le sol de la patrie qui est aussi un ralliement à la personne fascinante de Bonaparte. Le Génie du christianisme en 1802, malgré les ambiguïtés contestataires de René, scelle par un succès littéraire un rapprochement de l'homme d’Etat et de l’écrivain confirmé, qui rêve alors d’un « duumvirat » de l'épée et de la plume... Las! après des premiers pas maladroits dans la « carrière politique », à Rome, en 1803, Chateaubriand, révolté par l’assassinat du duc d’Enghien et les menées de celui qui est devenu Napoléon Ier, choisit de « s’absenter » d’une France impériale qui triomphe sans lui. C’est le temps du voyage en Orient (1806-1807) et de la retraite studieuse à la Vallée-aux-Loups, où il rédige, de 1810 à 1812,l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, les Martyrs et les Aventures du dernier Abencérage.
 
L’échec de l’Empire sera sa revanche politique, claironnée, dès avril 1814, dans sa brochure De Buonaparte et des Bourbons. Désormais, il entre pour de bon dans « la carrière ». La première Restauration le fait ministre d’État, la seconde pair de France, ambassadeur à Berlin (1821), à Londres (1822), ministre des Affaires étrangères (1822-1824) et de nouveau diplomate à Rome (1828-1829). Malgré la succession — ou plutôt dans les intervalles — de ces hautes fonctions, l’auteur remarqué de la Monarchie selon la Charte (1816) est pourtant resté un homme de refus et d’opposition plus qu’un administrateur de circonstance ou qu’un valet inconditionnel d’un pouvoir royal qu’il sent trop souvent faillir et défaillir dans les abus ou les mesquineries. Ses combats à la Chambre, ses écrits de polémiste et de journaliste au Conservateur ou aux Débats le prouvent assez. Rien d’étonnant à ce qu’en juillet 1830 il n’hésite pas un seul instant à dire non au régime de Louis-Philippe et à une politique du juste milieu qui heurte violemment son sens de la grandeur et son intransigeance légitimiste. [Voir aussi Conservateur littéraire (le)].
 
En dépit de ses démarches répétées pour la cause de la duchesse de Berry et de la publication d’ouvrages comme les Etudes historiques (1831) ou le Congrès de Vérone (1838), sa vie politique est terminée. Il lui reste tout juste dix-huit ans pour transformer l’aléatoire succession de ses « carrières » de voyageur, de soldat et de commis de l’Etat en la cohérente perspective du destin d’un homme et d'un écrivain. A l’exception de quelques mois consacrés à la superbe et émouvante Vie de Rancé (1844), il emploiera toutes ces années à l’écriture, à l’ordonnancement et aux infimes corrections des Mémoires d'outre-tombe, auxquels il songe et travaille sérieusement depuis dix ans déjà. Le temps lui sera donné, mot à mot, phrase par phrase, chapitre après chapitre, de renouer un à un les fils brisés d’une existence où tout aura compté : les songes comme les réalités, les souvenirs comme les prophéties, les passions comme les refus. Tout aura compté parce que tout, par la pertinence du discours et l’exceptionnelle qualité du style, sera devenu poésie, comme dans ces dernières lignes de l’œuvre, incomparables de beauté et de sérénité, qui préludent aux funérailles solennelles du Grand-Bé, le 19 juillet 1848, quinze jours après la mort de François-René à Paris, au 110 de la rue du Bac : « Ma fenêtre, qui donne à l’ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin; j’aperçois la lune pâle et élargie; elle s’abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l’orient : on dirait que l’ancien monde finit et que le nouveau commence. Je vois les reflets d’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse; après quoi, je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’Éternité ».
 
Un homme face à lui-même
 
L'homme Chateaubriand n’a jamais caché la multiplicité des facettes de sa personnalité, les contradictions de sa nature profonde. N’est-ce pas de lui-même qu'il parlait dans le Génie du christianisme en affirmant que « l’homme flotte de sentiment en sentiment, de pensée en pensée : ses amours ont la mobilité de ses opinions, et ses opinions lui échappent comme ses amours »? Le long cortège des femmes qu’il aima toutes avec une égale ardeur, de Pauline de Beaumont à Juliette Récamier en passant par Delphine de Custine, Cordélia de Castellane ou Natalie de Noailles, est sans doute la meilleure métaphore d’une volonté de vivre pleinement la pluralité de ses désirs et de ses passions. Mais de même qu’en filigrane de chaque visage aimé se profilent les traits fuyants, fantasmatiques mais « uniques » de cette Sylphide rencontrée la première dans le grand mail de Combourg, Chateaubriand n’a peut-être été l'homme que d’une seule question, d’un seul projet, d’un seul et même livre aussi, dira Gaétan Picon, « où les passions de l’intelligence se mêlent à la mémoire du cœur ».
 
Il y a, en effet, chez cet homme dont la dualité — certains diront la duplicité — tant littéraire (l'Essai sur les révolutions ou le Génie du christianisme'!) que politique (ultra ou libéral?) ou simplement humaine et psychologique (possesseur ou détaché, menteur ou sincère?) n’est pas niable, une permanente volonté d’« explication » dont il a d’ailleurs fait la première des motivations de son entreprise autobiographique : « J’écris principalement pour rendre compte de moi à moi-même (...) Je veux avant de mourir remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur. » Mais ce qui est dit ici des Mémoires d'outre-tombe convient tout autant au contenu de l'Essai, de René, de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem ou de la Vie de Rancé. Du roman à la chronique, de l’autobiographie à la biographie, le fil rouge est évident : s’expliquer en s’exprimant, s’identifier dans les mises en scène successives et diverses de soi, de l’autre ou de Tailleurs. Chateaubriand n’est pas moins lui-même sous les traits du jeune exilé des Amériques que sous ceux du vieil abbé de la trappe, et le je des Mémoires ne prend consistance que dans la fragilité du il de René ou le « tremblement » de celui de Rancé. Plus qu’en son incontestable attachement à de grandes valeurs comme l’ordre, l’honneur ou la liberté, l’unité de l’œuvre de l’écrivain s’enracine ainsi en une attention sans faille au devenir de son être et à la genèse conjointe de son écriture qu’il a toujours conçue comme une catharsis : « J’ai beaucoup de sentiments renfermés, écrivait-il à Mme de Duras dès 1811, que je veux exprimer pour m’en délivrer, et je suis convaincu que je montrerai un intérieur d’âme assez extraordinaire ».
 
Baudelaire, qui fera plus tard de Chateaubriand l’un des princes du dandysme moderne — non pas le dandysme frivole et mondain de la Restauration, mais l’authentique « dandysme du malheur » —, avait bien senti ce que cette attitude supposait de constant déchiffrage de soi-même, de ressassement introspectif, de récurrence égocentrique et parfois égoïste du songe et de la création. C’est en pensant à l’auteur des Mémoires, n’en doutons pas, qu’il écrivait dans ses Dandies : « L’artiste ne relève que de lui-même. Il ne promet aux siècles à venir que ses propres œuvres. Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu ». Mais, comme Ta aussi clairement montré Sainte-Beuve, le génie de Chateaubriand a été de savoir « dilater » l’intense exaspération de « sa propre incertitude » jusqu’à « la méditation des vicissitudes historiques dont il a été le témoin et la victime ». « Noble vie, ajoutait-il, magnanime destinée que celle qui se trouve tout naturellement et comme forcément amenée à produire l’épopée de son siècle en se racontant elle-même ».
 
Un poète face à l'histoire
 
La passion de l’histoire n’a jamais quitté Chateaubriand. Que ce soit en lecteur assidu des grandes chroniques de l’histoire ancienne et moderne, en témoin des journées révolutionnaires de 1789 et de 1830, en victime contrainte à l’émigration anglaise ou à l’exil intérieur, en acteur passionné à la Chambre haute ou au congrès de Vérone, il a toujours aimé faire passer en lui le poids d’une histoire déjà révolue ou entrer dans le jeu problématique d’une histoire encore à écrire. Comment d’ailleurs aurait-il pu être indifférent au devenir historique, cet homme obsédé par le vieillissement de son être, les métamorphoses du temps et tous les méfaits du fugit aetas? Le cruel constat de la fragilité et des failles de la conscience, que lui impose l’exercice répété de l’introspection, aura valeur, à ses yeux, de symbole des vanités et des égarements de l’histoire tout entière, dans son aléatoire succession de grandeurs et de décadences. Et toujours, l’affligeante expérience personnelle du souvenir, qui n’est qu’« expérience de la solitude » (A. Vial), de la ruine et de l’absence, lui sera leçon pour la lecture des civilisations disparues, ou celle des événements encore récents de l’histoire de la France ou du monde.
 
De l'Essai aux Mémoires, sa pensée historique reste, à cet égard, doublement relativiste. Tout, dans le destin des peuples comme dans celui des Etats, est soumis au destructeur pouvoir du temps; toute vision, toute « saisie » de l’histoire est elle-même sujette à la ruineuse fatalité : « Ce qui fait notre illusion, c’est que nous mesurons les desseins éternels sur l’échelle de notre courte vie... » Cependant, la certitude que dans son moi se joue, comme en un microcosme, le destin d’un monde (« Quel changement de destinée, écrit-il à la fin des Mémoires, pour moi et pour le monde... »), la certitude encore que son mal de vivre individuel est métaphore d’un mal socio-historique collectif imposent à l’écrivain la nécessité d’être historien en même temps que romancier, biographe ou mémorialiste. Mais comment l’être si le discours et l’écriture, seuls instruments de l’écrivain, sont également périssables, menacés par cette « mort des langues » décrite dans VEssai sur la littérature anglaise? En se situant délibérément, par une sorte de coup de force poétique, en dehors de l’histoire. Aussi Chateaubriand, homme dans l’histoire et même personnage de l’histoire, s’est-il constamment voulu paradoxalement en marge ou plutôt au-delà de l’histoire. L’obsessionnel « outre-tombe » dont, le premier, Sainte-Beuve disait : « Cela aura été une idée fixe de l’auteur que cette perspective funèbre », n’est rien d’autre que l’image pertinente du lieu poétique et stratégique pour une parole délivrée de la servitude du temps et de l’histoire. Car il n’est pas que les Mémoires à être d’outre-tombe. De René à Rancé, toutes les grandes œuvres de Chateaubriand sont écrites « d’outre-tombe », dans une perspective que l’on qualifiera de globalisante ou de téléologique (P. Barbéris a suffisamment montré que, pour Chateaubriand, il n’y a pas d’histoire sans fin de l’histoire), mais qui est d’abord poétique au sens fort du terme : constitutive d’une conscience et d’un être cohérents par-delà le flux de l’histoire en devenir, instaura-trice d’un regard « fondamental » par-delà « les travestissements du temps ».
 
Un écrivain devant le langage
 
Ce rapport du créateur à l’histoire conditionne pour une bonne part celui de l’écrivain à son langage. Le souci de Chateaubriand de trouver au creux de l’écriture un « point sublime » d’où faire naître le discours prolonge sa volonté de situer dans les marges abstraites du temps son regard d’historien. Point d’outre-tombe, en effet, sans outrances de l’écriture, sans « outre-écriture ». Il ne suffit pas seulement de rappeler les « boursouflures » rhétoriques de l’Élégiaque qui affirmait à bon droit, à l’époque à'Atala, qu’en lui « commençait, avec l’école dite romantique, une révolution dans la littérature française », ni d’évoquer les merveilleuses réussites de T Enchanteur, telles descriptions américaine ou vénitienne, dont Roland Barthes commentait l’étonnante efficacité en termes d’« euphorie » et de «jubilation». L’« outrance » de l’écriture tient davantage à la « dérive » constante qu’elle impose à l’objet du discours, du plan de la vérité vraie à celui de l’authenticité imaginaire. Qu’il s’agisse du roman d’analyse qui s’achève en confession quasi psychanalytique, du récit de voyage qui se révèle chronique-fiction, de l’autobiographie qui se fait incantation ou prophétie, de la biographie enfin qui se sublime en « symphonie pathétique » (Bremond), chaque récit de Chateaubriand est emporté, déporté au-delà de lui-même par une dynamique interne. Dynamique qui n’est rien d’autre que la fonction poétique du langage définie par Gustave Cohen comme cette puissance qui « force l’âme à sentir ce qu’elle se contente de penser », contraint à rêver ce qui n’est que décrit, extrapole le sens de la langue et donne parole aux silences.
 
Il est d’ailleurs à remarquer que l'ensemble des lecteurs critiques de Chateaubriand ont unanimement, quel que soit le sens de leur lecture, reconnu dès l’origine cette dynamique littéraire qui rend, sinon inintéressants, du moins insignifiants les procès posthumes pour faux et usage de faux du type de celui d’Henri Guillemin dans sa biographie. « Sa vérité est une vérité d’artiste », disait déjà Sainte-Beuve de l’auteur de René; et Gaétan Picon d’ajouter : « S’il y a ici une intuition centrale, c’est sans doute l’identité de la vérité et de la beauté, de la vérité et de la poésie (...). La vie pour lui est déjà imagination »; Barbéris, le marxiste, poursuit : « Ce qui compte, c’est que les mots font exister d’une certaine façon »; et Barthes, le sémiologue, sait bien que chez Chateaubriand plus que chez aucun autre « la littérature substitue à une vérité contingente une plausibilité éternelle ». Depuis le jour décisif où Lucile, dans un murmure, lui a suggéré : « Tu devrais peindre tout cela », l’écrivain a, en effet, pris le parti d’une vérité irréductible à la seule exactitude du réel mais contemporaine et solidaire de l’authenticité de son langage.
 
Authenticité, tel est sûrement le mot qui définit le mieux le rapport de Chateaubriand à son écriture, la fécondation, dans les mots, du réel par l’imaginaire et la légitimation réciproque de l’imaginaire par le réel. La rhétorique peut bien chez lui « excéder » la vie puisqu'elle est toujours et authentiquement partie prenante de la vie, sens et mesure de l’existence. A cet égard, dire de Chateaubriand qu’il fut homme et écrivain « de style », comme on l’a si souvent répété, n’est pas une mince affirmation. Jean Starobinski nous a appris en effet qu’il n'est pas d’autre « lieu de l’authenticité que le style, indice de la relation entre le scripteur et son propre passé ». De cela, le « scripteur » des Mémoires n’avait pas besoin d’être convaincu, qui déclarait avec ferveur : « On ne vit que par le style (...). Il n’est pas, comme la pensée, cosmopolite : il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui ». La modernité de Chateaubriand, c’est bien aussi cela : l’affirmation résolue d’un pouvoir ontologique de l’écriture dans ce qu’elle a de plus intime, le « terroir » secret qui va rayonner inlassablement jusqu’à la fin, cette vérité de l’être dont le château d’enfance reste le plus signifiant emblème : « En commençant à parler de Combourg, je chante les premiers couplets d’une complainte qui ne charmera que moi; demandez au pâtre du Tyrol pourquoi il se plaît aux trois ou quatre notes qu'il répète à ses chèvres, notes de montagne, jetées d’écho en écho pour retentir du bord d’un torrent au bord opposé ».

chateaubriand

« qu'il n'a jamais sacrifié aucune de ses passions et de ses rêveries.

Modernité, on le verra, qui tient tout entière en la paradoxale et essentielle formule de la Préface testamentaire : « Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages ...

» Trois carrières pour un destin Né à Saint-Malo, non loin de cet océan qui allait être 1 'horizon permanent de sa conscience et de son discours, François-René de Chateaubriand appartenait à une famille de vieille noblesse ruinée et récemment « restau­ rée» dans sa dignité aristocratique par la fortune com­ merciale de sc•n père, René-Auguste, et par le rachat en 1761 du châtèau et des terres de Combourg.

Ce site austère et grandiose fut le théâtre véritable, bien qu'épi­ sodique, de l'enfance d'un être tôt marqué par la modes­ tie de sa situation de cadet de famille et l'énergie, les «délires>> d'une intimité exaltante, partagée dans le secret avec Lucile, la plus proche et la « préférée» de ses sœurs.

Au sortir de l'adolescence bretonne, après avoir renoncé à l'état ecclésiastique puis au métier d'officier de marine, François-René, qui a pour quelques mois tâté du métier des armes, se lance dans la première de ses « carrières », celle de voyageur.

Le 8 avril 1791, il embarque à Saint-Malo pour l'Amérique, laissant derrière lui, pour presque neuf mois, une France déchirée par une révolution dont il pressent déjà le poids �ur son destin et sur celui des jeunes gens de sa génération, mais gonflé de rêves et de projets qu'il se promet de réaliser sur les terres du Nouveau Monde.

Au terme d"un itinéraire contesté, qui de Baltimore le ramènera à Philadelphie via New York et la vallée de l'Hudson, nombre des songes et utopies du jeune homme auront fait faillite; mais sur leurs décombres vont germer les images persistantes du futur auteur d'At a la, des Natchez et du Voyage en Amérique.

Après ce voyage désiré, au retour en France, l'attend l'épreuve du •;oyage subi : l'émigration puis l'exil.

Sa courte «carrière militaire >> dans l'armée des Princes l'a laissé brisé et malade.

A Bruxelles, à Jersey, puis à Lon­ dres et dans la province anglaise, il mène pendant près de huit ans (1792- 1800) la vie du paria infortuné, nour­ rissant de ses rancœurs son premier grand ouvrage, l'Es­ sai sur Les révolutions (1797).

La patiente entremise d'amis comme Fontanes ou Joubert et sa volonté grandis­ sante de faire une « rentrée » en France aboutiront, en mai 1800, à un retour sur le sol de la patrie qui est aussi un ralliement i la personne fascinante de Bonaparte.

Le Génie du chtùtianisme en 1802, malgré les ambiguïtés contestataires de René, scelle par un succès littéraire un rapprochement de l'homme d'État et de l'écrivain confirmé, qui rêve alors d'un> d'une France impériale qui triomphe sans lui.

C'est le t(:mps du voyage en Orient (1806-1807) et de la retraite studieuse à la Vallée-aux-Loups, où il rédige, de 1810 à 1812, l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, les Martyrs et les Aventures du dernier Abencérage.

L'échec de l'Empire sera sa revanche politique, clai­ ronnée, dès avril 1814, dans sa brochure De Buonaparte et des Bourbons.

Désormais, il entre pour de bon dans >.

La première Restauration le fait ministre d'État, la seconde pair de France, ambassadeur à Berlin (1 821 ), à Londres (1822), ministre des Affaires étrangè­ res (1822-1824) et de nouveau diplomate à Rome (1828- 1829).

Malgré la succession -ou plutôt dans les inter­ valles -de ces hautes fonctions, l'auteur remarqué de la Monarchie selon la Charte (181 6) est pourtant resté un homme de refus et d'opposition plus qu'un adminis­ trateur de circonstance ou qu'un valet inconditionnel d'un pouvoir royal qu'il sent trop souvent faillir et défaillir dans les abus ou les mesquineries.

Ses combats à la Chambre, ses écrits de polémiste et de journaliste au Conservateur ou aux Débats le prouvent assez.

Rien d'étonnant à ce qu'en juillet 1830 il n'hésite pas un seul instant à dire non au régime de Louis-Philippe et à une politique du juste milieu qui heurte violemment son sens de la grandeur et son intransigeance légitimiste.

[Voir aussi CONSERVATEUR LITTÉRAIRE (le)).

En dépit de ses démarches répétées pour la cause de la duchesse ,de Berry et de la publication d'ouvrages comme les Etudes historiques (1831) ou le Congrès de Vérone (1838), sa vie politique est terminée.

Il lui reste tout juste dix-huit ans pour transformer l'aléatoire suc­ cession de ses,« carrières >> de voyageur, de soldat et de commis de l'Etat en la cohérente perspective du destin d'un homme et d'un écrivain.

A l'exception de quelques mois consacrés à la superbe et émouvante Vie de Rancé (1 844 ), il emploiera toutes ces années à l'écriture, à l'ordonnancement et aux infimes corrections des Mém oi­ res d'outre-tombe, auxquels il songe et travaille sérieu­ sement depuis dix ans déjà.

Le temps lui sera donné, mot à mot, phrase par phrase, chapitre après chapitre, de renouer un à un les fils brisés d'une existence où tout aura compté : les songes comme les réalités, les souve­ nirs comme les prophéties, les passions comme les refus.

Tout aura compté parce que tout, par la pertinence du discours et l'exceptionnelle qualité du style, sera devenu poésie, comme dans ces dernières lignes de l'œuvre, incomparables de beauté et de sérénité, qui préludent aux funérailles solennelles du Grand-Bé, le 19 juillet 1848, quinze jours après la mort de François-René à Paris, au 11 0 de la rue du Bac : «Ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin; j'aperçois la lune pâle et élargie; elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'orient : on dirait que l'an­ cien monde finit et que le nouveau commence.

Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil.

Il ne me reste gu' à rn ' asseoir au bord de ma fosse; après quoi, je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'Éternité».

Un homme face à lui-même L'homme Chateaubriand n'a jamais caché la multipli­ cité des facettes de sa personnalité, les contradictions de sa nature profonde.

N'est-ce pas de lui-même qu'il par­ Iait dans le Génie du christianisme en affirmant que de cette Syl­ phide rencontrée la première dans le grand mail de Com­ bourg, Chateaubriand n'a peut-être été l'homme que d'une seule question, d'un seul projet, d'un seul et même livre aussi, dira Gaétan Picon, «où les passions de l'in­ telligence se mêlent à la mémoire du cœur ».

Il y a, en effet, chez cet homme dont la dualité - certains diront la duplicité -tant littéraire (l'Essai sur les révolutions ou le Génie du christianisme?) que politi­ que (ultra ou libéral?) ou simplement humaine et psycho-. »

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