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Romain Rolland et le roman-fleuve

Publié le 14/01/2018

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les dix volumes de l'œuvre venaient, les uns après les autres, en peindre les étapes successives : l'enfance et la jeunesse, les luttes de l'âge mûr, le triomphe et la sérénité. Le romancier associait à cette durée d'une vie qui s'écoule le thème du fleuve. Il retrouvait, par cette longue patience dans la chronique d'une vie, un type de roman qui ne s'était guère répandu en France, mais qui, chez les Anglais ou chez les Allemands, constituait presque un genre : le life novel et le Bildungsroman. Le romancier français, ordinairement, s'attachait plutôt aux moments critiques d'une vie ; il aimait présenter les épisodes d'un conflit ou conter l'histoire d'une passion. Il usait d'une composition assez rigoureuse, aux enchaînements logiques et fortement marqués. Maupassant avait bien conté l'histoire d’Une vie ; mais d'une vie qui n'était pas saisie dans son élan, dans ses entraînements, dans sa progression, qui, plutôt, représentait une courbe exemplaire de la désillusion. Jean-Christophe rompait avec les habitudes du récit à la française. Il échappait aux cadres traditionnels du genre. Il y avait quelque chose d'épique dans cet écoulement d'une vie : les révoltes, les enthousiasmes, les colères, les désespoirs, tout cela était toujours dépassé, ce n'était qu'un peu d'écume à la surface des flots. Aussitôt paraissaient de nouveaux visages, de nouvelles épreuves.

 

Dans la préface de Dans la maison, en içog Romain Rolland écrivait : << Il est clair que je n'ai jamais prétendu écrire un roman, dans ces derniers volumes, pas plus que dans le reste de l'ouvrage. Qu'est-ce donc que cette œuvre ? Qu'avez-vous besoin d'un nom ? Quand vous voyez un homme, lui demandez-vous s'il est un roman ou un poème ? C'est un homme que j'ai créé. La vie d'un homme ne s'enferme point dans le cadre d'une forme littéraire ( ...) . Jean-Christophe m'est apparu comme un fleuve, je l'ai dit dès les premières pages ». Un autre texte, une lettre à Malwida du io août i8ço, nous précise sa notion du roman. Elle était révolutionnaire en son temps. Il n'est pas sûr que Romain Rolland ait réussi à la mettre en œuvre. Mais l'ambition était singulièrement élevée et originale.

 

<< Vous ai-je déjà parlé de la forme artistique que je conçois, du roman ou poème musical ? La matière du roman ordinaire ( ...) , c'est essentiellement les faits, c'est-à-dire, soit une << action » (comme dans l'art français, de la tragédie classique au roman contemporain), soit une suite logique d'actions, qui font une vie, ou le jeu de plusieurs vies en relation les unes avec les autres ( ...). La matière du roman musical doit être le sentiment, et, de préférence, le sentiment dans ses formes les plus générales, les plus humaines, avec toute l'intensité dont il est capable ( ...) . Toutes les parties du roman musical doivent être issues d'un même sentiment général et puissant ».

 

Cet idéal d'une composition musicale du roman n'appartient pas en propre à Romain Rolland. Le wagnérisme avait exercé sur toute sa génération une influence considérable. Marcel Proust a su, mieux que Romain Rolland, réaliser dans son œuvre cette composition de type musical. Car, si on relit Jean-Christophe, on est frappé par l'allure hasardeuse et dispersée de l'ensemble. Jacques Robichez l'a noté1 : << L'impression qui domine n'est

qui seraient « la musique allemande en 1900 », « l'art en France sous la Troisième République », << la femme moderne », << la question sociale en France au début du xxe siècle », << l'Europe en 1912 ». C'est surtout dans La Révolte, La Foire sur la place, Dans la maison, qu'on trouve en abondance ces développements qui viennent supplanter le récit et assurent la métamorphose du romancier en critique. Il lui arrive de parler en son nom, mais il prête à son héros beaucoup de ses observations ; il le promène, à travers le monde, comme une << utilité ».

 

Lyrisme et analyse En bien des cas, l'auteur est à la

 

frontière de l'analyse et du lyrisme. Quand il écrit : « Joie, fureur de joie, soleil qui illumine tout ce qui est et sera, joie divine de créer ! Il n'y a de joie que de créer ! Il n'y a d'êtres que ceux qui créent ( ...) 1» etc., il assume l'enthousiasme de son héros, il énonce en même temps des vérités générales dont il est d'ailleurs permis de déplorer la banalité. Le récit, dans Jean-Christophe, est souvent tissé de phrases de commentaire où le lyrisme de l'expression rejoint la généralité de l'analyse.

 

Le didactisme de l’exposé Romain Rolland se sert volontiers du pro-

 

cédé des romanciers naturalistes : ceux-ci, de Zola aux Margueritte, de Huysmans à Mirbeau, utilisaient leur héros comme une sorte de compère de revue qui leur permettait à bon compte de présenter une suite de tableaux variés. Dans La Foire sur la place ou Dans la maison, l'auteur promène Jean-Christophe de milieu en milieu pour nous montrer la réalité française au début du xxe siècle. Le procédé est lourdement didactique : les exposés se succèdent ; chacun se subdivise en plusieurs points. Il arrive même à l'auteur de glisser des notes dont il devait se servir quand il était professeur : c'est ainsi qu'on le voit disserter sur le point de savoir « si ce n'est pas un non-sens de ligoter ensemble, dans le récitatif, la parole et le chant ». Quand il reprend le fil de son récit, ce n'est, alors, que pour illustrer d'un exemple le bien-fondé de l'analyse qui précède. Passe encore que, dans La Foire sur la place, il envisage successivement la critique, le roman, le théâtre, la politique, les journaux ; mais le lecteur soupire quand, voulant donner une idée de la France honnête et laborieuse, il explore un immeuble (celui où habite Jean-Christophe), étage par étage, appartement par appartement.

 

L’intrusion du polémiste Ce qui est le plus consternant, c'est la

 

faiblesse de certaines des observations qu'il prend la peine de noter. « Il est bien imprudent, dit-il, de critiquer les autres, quand on est sur le point de s'exposer à la critique ». Il se tue parfois à expliquer longuement ce que le lecteur avait compris depuis longtemps. Mais il arrive que la verve du polémiste vienne heureusement redonner quelque vigueur à la formulation de sa pensée. Il raille ces hommes politiques de la Ilieme République, sceptiques dans la vie privée, fanatiques dans l'action, et dont « les plus dilettantes, à peine arrivés au pouvoir, se

« Maupassant.

C'est quand cet idéal fut battu en brèche, vers 18go, qu'on vit les rom anciers prendre à nouveau leurs aises, dans le cadre de la fiction.

Pierre Loti se livrait à des variations sur des thèmes donnés, Anatole France retrouvait le goût du conte idéologique, Barrès entourait son récit d'un abondant commentaire d'auteur.

Après avoir été un magasin de documents sur la nature humaine, le roman devenait un recueil de réflexions.

Il con­ naissait deux tentations : la poésie et l'essai.

Les développements poétiques ou philoso.Phiques supplantaient parfois le déroulement de l'action et l'évo­ luti on des personnages.

Jean-Christophe offre un bon exemple de cette double métamorphose.

« Jean-Christop he», le roman d'une vie Roma in Rolland songea à ce roman dès 1888, et il devait l'achever en 1912.

>.

Il n'y eut guère de jour, pendant ces vingt ans, où Roma in Rolland ne fût préoccupé par son héros.

Et il n'e st guère de page de Jean-C hristophe où n'interv ienne un élément autobiographique.

L'auteur a versé beaucoup de lui-même dans son livre, de ses idées, de ses souvenirs, et même des drames de sa vie senti­ mentale.

La correspondance et le Journal ont permis d'établir maints rappro­ chements entre la vie et l'œuvre, qui pourront, à coup sûr, être multipliés et précisés grâce à la publication des notes inédites.

Le rom ancier puisait, dans son expérience, de quoi nourrir son livre.

Il s'attachait aussi à brouiller les pistes.

Il incarnait, sous les traits de Christophe et d'Olivier, des aspects différents de sa personna lité.

>.

J eau-Christophe tenait beaucoup de Beethoven.

Dans une préface de 1931, Romain Rolland précisait que ce > était >.

On lit, dans une lettre de Roma in Rolland à Malwida, qui est datée du 13 septembre 1902 : « Mon roman est l'histoire d'une vie, de la naissance à la mort.

Mon héros est un grand musicien allemand que les circonstances forcent à partir de seize à dix huit ans, à vivre en dehors de l'Allemagne, à Pa ris, en Suisse, etc.

Le milieu est l'Europe d'aujourd'hui ( ...

).

Pour tout dire, le héros est Beethoven dans le monde d'aujourd' hui >>.

En situant ainsi, au centre de son livre, une figure héroïque et géniale, le roma ncier entendait montrer l'image qu'elle retenait de l'Europe de ce début du xxe siècle.

Il se proposa it moins de faire concurrence à l'é tat civil que de porter un juge­ ment sur le monde contemporain.

Dans une époq ue de >, Roma in Rolland voulait « réveiller le feu de l'âme qui dorma it sous la cendre >>.

Il relevait par là les ambitions traditionnelles du roma ncier.

Il donna it au roman une perspective et une allure nouvelles.

Il en faisait l'histoire d'une. »

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