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SENANCOUR, Etienne Jean-Baptiste Pierre Ignace Pivert de: analyse et critique de l'oeuvre

Publié le 14/10/2018

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SENANCOUR, Etienne Jean-Baptiste Pierre Ignace Pivert de (1770-1846). Nos contemporains ne lisent pas Senancour, rebutés qu’ils sont par l’austérité de sa manière, la hauteur où se tient sa pensée et —

faut-il le préciser? — le sombre univers des bibliothèques où ses œuvres, chichement rééditées, se morfondent. Lire Senancour oblige à emprunter les sentiers escarpés d’une originalité ombrageuse et difficile sur lesquels il nous a précédés. Trop d’écrivains ont mis à notre portée le vertige du Niagara ou l’exaltation des paradis perdus pour que nous nous risquions à les éprouver depuis les cimes d’où appelle ce triste Prométhée. Ses livres sont le domaine des universitaires et des érudits, qui ont tôt fait de l’ensevelir sous l’étiquette de « préromantique ».

 

Alceste en son désert

 

L’enfance sera pour Senancour la première école de la mélancolie. De santé délicate, il s’étiole dans le climat de pesante bigoterie dont l’entourent des parents âgés et mal accordés, jansénistes attardés en un siècle libertin. Son père, contrôleur des rentes de l’Hôtel de Ville, le destine à la prêtrise. Sa mère, « malheureuse par goût », dévote tracassière et rigoriste, l’astreint à une vie « casanière, inactive, ennuyée ». Il s’évade en lui-même pour goûter le «jeune enchantement d’un cœur vierge, qui veut ce qu’il désire, et ignore la vie », étonne par ses dons pour l’abstraction mathématique, première ébauche d’une quête philosophique que la mort seule interrompra : « Dès mon enfance, je me suis senti sous l’œil de l’inaltérable vérité». L’adolescent a déjà emboîté le pas au promeneur solitaire.

 

Quand son père veut l’envoyer au séminaire, crises et lectures ont ébranlé la foi de Senancour. Sa mère l’aide à fuir en Suisse (14 août 1789). Les premiers tumultes de la Révolution l’accompagnent dans le Valais, où l’éprouve une nostalgie poignante. En plein désarroi, il se laisse marier (1790) à la fille de son logeur, Marie-Françoise Daguet. Il s’en repent aussitôt.

 

L’homme confie alors son désenchantement à l’écrivain : il écrit les Premiers Ages, incertitudes humaines, qu’il signe Rêveur DES Alpes (1792). A partir de ce texte qu’il développe, il écrit Sur les générations actuelles, absurdités humaines (1793), remarquant déjà : « Qu’importent d’ailleurs au public des rêves obscurs? Tant d’hommes éveillés l’occupent glorieusement! » Il rentre seul à Paris, publiant Aldomen ou le Bonheur dans l’obscurité (1795), « par le citoyen Pivert », et, ruiné, cherche vainement un emploi. Il repart, mais on l’arrête comme suspect, et il doit rejoindre la capitale, où il vit d’expédients misérables (1798). Il entreprend alors ses Rêveries sur la nature primitive de l'homme (1799-1800). A cette époque, il se sépare à l’amiable de sa femme (1803). La gloire se dérobe toujours.

« des pubHcations (le Mercure de France, 1811-1819; le Constitutionnel, 1818 - 1830; la France littéraire de Qué ­ rard , 1 831-1834), à des travaux d'érudition (Biographie nouv elle des contemporains par Arnault, Jay, Jouy, Nor­ vin; Biog raphie uni verselle et portative par Aucher et Boisjolin).

En 1833, il achève son Petit Vocabulaire de simple vérit é, publie une « deuxième édition » augmen ­ t ée d' Ob e rmann (le hér os a gagné un n final), et donne Isabelle, roman par lettres.

La maladie qui le t ourmente depuis longtemps le conduit à la paralysie.

na grand besoin de l'affection de sa fille, Eulalie, pour parvenir aux bornes d 'une exis­ tence désespérante.

Sa trjste vie est suivie d'un oubli total.

Il meur t à so ixa nte-seize ans, et c 'e st tout juste si la pres s e annonce son décès.

En faisant graver sur la tombe de son père « Éternité, de viens mon asile » (phrase ext raite des Libres Méditations), Eulalie espérait pour lui autre chose qu'u n dése rt.

Ne reconnru"tra -t -on jamai s à Senancour que le mérite d'avoir bi en prophétisé ses malheurs? «Quel sera le refuge de celui à qui il est dit d'espérer? ...

Aura-t-il cru en vain qu'au-delà de no s t emps la pensée subsiste? » (ibid.) .

L'écriture est un songe Un monde se défait.

Déla issant les mythes de l'év eil promus par le « perfectibilisme » des Lumi ères, certains, comme Rousseau , Rétif de La Br etonne, Séba stien Mer ­ cie r, gu ettent la vérité dans la pénombre, le nocturne ou le songe, éprouva n t au sein des ténèbres le sentiment de cette sensible désagrégation des choses.

Le s Rêveries du promeneur so litaire, les Nuits de Paris, Mon bonnet de nuit, auta nt d'œuvres qui permettent de s'e n conva incre: «Non seulement nous assistons au re to ur d e l'ombre, ma is l 'obscu rité est proc lamée source universelle » (Jean Starob in s ki, 1789 , les Emblèmes de La raison).

L'au teur des Pr emiers Âges est bien proche de cette attitude : «Pe u m'impo rte nt les défauts nom breux qu'on trouv era dans mes écrits, si on les considère comme l'ouvrage d'un auteu r éveillé; car j'assur e d'avanc e qu'au milieu de la désespéran te incertitude qui nous entoure, je sera is tenté de regarder tou s les ra i sonn e m ents humains comme la suite informe du songe de notre pen sée».

Senan co ur ajoute : « Je ne suis ni travailleur ni log icien : mais je rêve souvent, et quelquefois j'éc ris mes rêves saJJS rn' inqujéter de ce q u'il s peuvent avoir de décousu ou de répété».

Le «Rê veur des Alpes» sera l'inve nteur d'un e écri­ ture plus que l'auteur d'une œuvre.

Ni romancier, n i dramaturge, ni philosophe, Senancour veut réal ise r le Livre des livres : «Ce que l'esprit humain pourrait effec ­ tuer de plus vaste, de plus beau , serait l'histoir e de l' h o mm e; [ ..

.

] heu reux [ ...

] le génie assez sublime pour ne pas se cro ire indigne d'un tel ouvrage ».

Au bout de cette quête à la Rousseau( « Moi seul.

Je sen s mon cœur et je connais les hommes» [Confessions] comme nce le songe senancouri en d'une perfection n e ~e satisfai sant q u 'avec la totalité.

Depuis les Premiers Ages , dév elop­ pés par Sur les générations actuelles et les Rêve ries s ur la nature primitive de l'homme , quatre fois reman iées, jusqu'a ux L ib res Méditation s, deux fois r écrites, depu is Aldomen, mûri en Oberman, jusqu'à Va/ombr é et à !sa ­ belle, se poursuit la recherche toujours plu s exigeante d'une exp ression impossible, plaça n t la nécessité de son dépassement dans la pré vision même de ses échecs : > (Rêveries).

Et Senancour déplore : « Je suis souvent réduit à des ex p res­ sions peu jus tes, soit que je ne rencontre pas celles que je désire rai s, soit qu'elles manquent en effet à la langue » (ibid.).

Con stat de s é preuves du cœu r, Je sryle sert alors un e émotion to ujours plus aust ère et dépouillée, réclaman t à la musique les effets que l'écrivain se refuse à chercher dan s les ima ges et dans les épithètes.

La prose poétique du romancier - « J'aime surto ut l'étang lorsqu'il est agité>> (ALdomen)- va peu à p eu renoncer à ses de rn .iè­ res vo lutes pour d o nner essor à la mélodie rectilig n e, aux rythme s plus nerveux, du moral is te : «Dans l'âge pré ­ sent du monde, l'esprit humain ne s'arrêtera p as .

La raiso n, deve nue im partiale , erigera des sentiment s éle­ vés, un e mora le exacte , une croyance pure » (Libres Méditarion s).

Plus Senancour écrit, moins il achève, jetan t à la diabl e fragments , p ensées, « fusées ».

Ou tre l 'âp reté d e l' ermite parv ient to u jours au lec teur «l 'ex­ press ion d' un homme qui sent» (Obe rman) , et qui espèr e en sa parole: «L'imperfection de cet essa i ne me décide pas à le détruire.

Per sonn e ne sentira plu s que moi c om ­ b ien il manque d'attrai t et de concision ; m ais je le conti­ nue : pour le rendr e moins défectueux, une époque diffé­ rente me fournirait-elle des moyens nouveaux ?» (Libres Méditations).

L'imperfection de l a parole senancourienne ouvre à son lyr isme les voies les plus fécondes : celle s de 1 'inach ève ment.

Un maitre à douter Précoceme nt déchiré entre rationalisme et illumi­ n is me , rendu défiant à l'égard des religions, Senancour a trouvé chez d'Holbach, Helvétiu s, Raynal, Saint ­ Mar tin ou saint Augustin plus d'inquié tude que de co n viction : «L'homme fut en démenc e dès qu'il rê va d ans l'intellectuel, malheureux dès qu'il mit de l'impor­ tance à se s s onges informes [ ...

] Substituer de telles illu­ s ion s aux plai s irs, aux jouissances réelles et à la pléni ­ tu de de la vie, oub lier les lois de la nature et l 'instinct primitif, do n t le but est volup té, pour croi re à une des ti­ nation que rien ne prouve, voilà ce que j'appelle démence » (Sur Les générations actuelles).

La sensation alors se sacralise, appe lant à remé dier aux amertume s de l 'ép hémère par une éternité d e plénitu de, un véri t ab le hédonisme : «L'art de la vie cons iste à se repose r dans l'instan t actuel, et à en jouir comme s'il était unique p o ur nous » (Aldomen).

Mais l'éte rnité se dérobe; la natu re elle-même mani ­ fes te aux yeux du solitaire qui l'interr oge les signes év i­ dents d'une dég rada tio n obsti née de la fraîcheur des ori ­ gines .

Les symboles se dissolvent ; ainsi la légendaire triade celtique de la p ér ennité , présente en chaque recoi n de Brocéliande (arbre vert, eau vive et granit ina lt é rabl e), s e corrompt par sa redite obsédant e dans le pay sage se nancourien.

Quand le songeu r aspi re à se 1·éfugier dans ce site magique, «da n s u n bois bien épa is, où il y ava it quelques roche rs et de l'eau >> (Oberman), i l n e tr ouve qu'« arbres renv ersé s par le vent et consumés par la vétusté», «vase>> au fond d'un cours d'eau servile, domestiq ué , qui « fùtre à travers ces d ébri s».

Le mythe a enco re déçu, l'utopie a recu lé ses f rontière s.

N'ayant trouvé qu' incertitudes et ténèbres, n'ayant déc o uvert du sommet de ces Alpe s, rêvée s bi enheureu ­ s es, que la promesse des cataclysmes et l 'horreur du désert, Senancour est réduit à espérer le seul b o nheur possible dan s l' île déjà chère à Ro u sseau : «De he ureu se [ ...

} don t [les] eaux protègent la solitude ...

Elle s son t dignes de te servir d'enceinte , elles ne baig ne n t que des terres libres; et leur pureté[ ...

) t 'en viro nne de cette quié ­ tude et de ce calme animé qu i n'ont rien de l'âpreté des déserts ni du triste silence des te rre s façonnées par l'homme et devenues arides et abandonné es» (Rêveries).

Rêve vite sublimé par le désir d'op pos er à la « destruc-. »

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