Le Monde comme volonté et comme représentation, § 38
Publié le 23/03/2015
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Tout vouloir procède d'un besoin, c'est-à-dire d'un manque, c'est-à-dire d'une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; en outre, le désir dure longtemps et ses exigences tendent à l'infini ; la satisfaction est courte et elle est parcimonieusement mesurée. Aussi bien le contentement ultime n'est-il lui-même qu'apparent ; le désir satisfait fait place à un nouveau désir ; le premier est une méprise reconnue, le second est une méprise non encore reconnue. Aucun des objets du vouloir ne peut lui procurer de satisfaction paisible : elle ressemble à l'aumône qui, jetée à un mendiant, lui sauve la vie aujourd'hui pour prolonger son calvaire jusqu'à demain. C'est pourquoi aussi longtemps que notre conscience est remplie par notre volonté, aussi longtemps que nous sommes livrés à l'impulsion du désir avec ses espérances et ses craintes continuelles, aussi long¬temps que nous sommes sujets du vouloir, il n'y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, redouter un désastre ou chercher la volupté, c'est pour l'essentiel une seule et même chose : l'inquiétude d'une volonté toujours exigeante, quelle que soit la forme sous laquelle elle se manifeste, emplit et agite continuellement la conscience ; or, sans repos, il n'est abolument aucun véritable bien-être possible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble-t-il à Ixion attaché à une roue qui tourne sans cesse, aux Danaïdes puisant toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré.
Le Monde comme volonté et comme représentation, § 38
«
Textes commentés 47
Le pessimisme ordinaire procède, comme l'optimisme d'ailleurs, d'une
sorte de comptabilité.
Il présente un bilan qui condamne la vie parce que le
nombre des maux y dépasse celui des biens.
Il arrive à Schopenhauer de
dresser de tels bilans pour établir que la vie est une entreprise déficitaire.
À
ces inventaires fastidieux des peines et des joies de ce monde, il sera
toujours loisible d'opposer le fait qu'un seul instant prodigieux peut justifier
toute une vie
de souffrance : Nietzsche a adressé cette critique à
Schopenhauer.
Mais le présent texte expose une thèse beaucoup plus profonde que celle
du pessimisme ordinaire : Schopenhauer y démontre l'impossibilité de cet
instant prodigieux, de cette
joie salvatrice dont Nietzsche attend le rachat,
voire la sanctification, de la vie.
La volonté est conçue par Schopenhauer comme essentiellement affectée
par un manque : elle est une réalité affamée, une soif inextinguible.
Aussi
vouloir équivaut-il à souffrir, car il n'y a pas de privation qui, surtout
lorsqu'elle est longue, ne soit douloureuse.
Tout être attend donc de la
satisfaction de sa volonté la cessation de ses souffrances : erreur profonde
!
La satisfaction n'est que la limite infinitésimale, concevable mais non
vécue, qui sépare le désir qui vient de s'éteindre de celui qui nous étreint
déjà.
« Le désir satisfait, écrit Schopenhauer, fait place aussitôt à un
nouveau désir.
» Il n'a donc pas été prévu, dans l'agencement du monde, de
moment pour une expérience positive de la jouissance.
La satisfaction, en effet, qui consiste en l'appropriation de l'objet désiré
fait cesser
le désir.
De sorte que la satisfaction ne peut rien nous offrir qu'un
bien que nous ne désirons plus.
Car en disparaissant au moment où il est
assouvi, le désir condamne l'homme à la déception et à l'ennui : le prestige
de l'objet désiré fait place au néant de l'objet possédé et à la vive souffrance
du désir succède la souffrance sourde et lancinante de l'ennui.
Pour
échapper
à l'impression de vide qui nous assaille alors, nous désirons' le
retour du désir et cherchons n'importe quel prétexte susceptible de le
ressusciter.
Ainsi l'homme est-il radicalement incapable d'être heureux et
tout ce qui veut dans l'univers est-il voué à une inévitable torture, que la
mythologie grecque a illustrée dans ses mythes les plus significatifs.
« La
perpétuité des souffrances, écrit en ce sens Schopenhauer, est l'essence
1 même de la vie2.
»
1.
L'ennui est donc une figure du désir.
2.
M., p.
361..
»
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