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Ah, russe, a dit Meg, se taisant un instant.

Publié le 06/01/2014

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Ah, russe, a dit Meg, se taisant un instant. Et votre père ? Le père de mon père était de Riga, en Lettonie, ai-je dit. Il était né sur le bateau. Il avait un jumeau. Lui aussi, il avait parcouru de grandes distances pour créer une nouvelle vie, pour se réinventer lui-même, loin de son propre passé ; lui aussi, comme son père, était venu de très loin pour pouvoir vivre sa vie, comme mon arrière-grand-mère, comme mon grand-père, elle pour rester silencieuse, lui pour raconter ses histoires. Et sa mère était de Cracovie, ai-je ajouté pour jouer la carte de la Galicie. Ah, de Cracovie, a dit Meg, satisfaite. Vous savez ce que c'est que la kasha ? La kasha ! ai-je dit, on adore la kasha ! Ma grand-mère avait l'habitude de faire des plats de kasha chaude pour mon grand-père - les grains de sarrasin qui sont d'abord bouillis, puis frits avec des oignons, et servis avec des pâtes en forme de papillon -, qu'il mangeait comme du porridge, avec une grande précision, en commençant par le bord du bol et en progressant vers le centre. Comme ça, tu ne te brûles pas la langue, me disait-il, tout en soufflant sur le petit monticule de kasha dans sa cuillère. Vous savez ce que sont les pierogis ? a poursuivi Meg. Bien sûr, avons-nous répondu en choeur, on adore les pierogis ! Le soir du jour où nous étions arrivés tous les quatre en Pologne, le soir qui avait précédé notre visite d'Auschwitz, au début de notre voyage en Ukraine, Alex Dunai nous avait emmenés dans un restaurant polonais « traditionnel ». Là, après avoir mis un de ces petits pâtés dans la bouche, Matt nous avait regardés et s'était écrié, Ce n'est pas de la cuisine polonaise, c'est de la cuisine juive ! Vous savez ce que c'est que golaki ? a demandé Meg, ravie. Gawumpkee. J'ai pensé à Mme Wilk, avec ses hanches larges, montant les marches étroites conduisant à la maison de mes parents, pendant toutes ces années, apportant de temps en temps ces énormes pots de chou farci. Bien sûr que nous savions ce que c'était. Oui, ai-je dit, nous savons ce que c'est que golaki. Ah ! s'est exclamée Meg, vous savez ! Et vous voyez, je me suis dit, pour être bien sûre... Je me suis dit, peut-être qu'ils n'aiment pas ce genre de nourriture, j'ai acheté un poulet grillé, pour être sûre. Après tout, vous êtes américains de la deuxième génération. Elle a prononcé le mot deuxième sans la moindre trace de dédain. Vous savez, a-t-elle continué, il n'y a plus beaucoup de gens de chez nous qui restent et qui connaissent cette nourriture, très peu de survivants de la Galicie. Parce que ceux de l'Ouest, ils les ont mis dans des camps, et il y avait donc plus de chances de survivre, mais nous, ils nous ont abattus dans les fosses communes. Il était difficile de penser que nous étions en train de parler de nourriture. Et à ce moment-là, traînant les pieds et s'appuyant sur un déambulateur, vêtu d'un chic pyjama d'une couleur que mon grand-père, qui avait passé toute sa vie dans une entreprise produisant des galons et de la passementerie et qui parlait des couleurs avec la même délectation que les gens éprouvent en parlant de parfums de glaces, aurait certainement appelé bleu de France est entré M. Grossbard. D'une voix faible et haut perchée, il s'est présenté, nous a dit combien il était content de nous voir travailler sur ce projet, avant de s'asseoir pour déjeuner. J'ai été tellement surpris, dans un premier temps, que je n'ai pas su quoi dire. Chacun se sert comme il veut, a dit Meg, servez-vous, s'il vous plaît. J'avais le sentiment qu'elle se réjouissait de nous avoir surpris. Je me suis assis à côté de M. Grossbard et j'ai mis en marche mon magnétophone. Mon Dieu, a dit Matt. Je n'ai pas vu cette nourriture depuis mon enfance ! Souvenez-vous, ai-je dit à Meg, mon cerveau tournant à cent à l'heure, que nous étions de Bolechow, nous aussi, il y a bien longtemps. Bolechow, c'était une jolie petite ville, a dit M. Grossbard. Une ville heureuse. Il y avait douze mille habitants. Trois cultures différentes. Trois mille Juifs, six mille Polonais, trois mille Ukrainiens. Il a parlé de son enfance, des années pendant lesquelles mon grand-père vivait encore là-bas. Il était donc là. Sur son pyjama bleu de France, il portait une robe de chambre d'une couleur qu'on aurait pu appeler bordeaux. Les montures épaisses de ses lunettes accentuaient l'impression de verticalité produite par son visage. Il y avait deux touffes de cheveux blancs de chaque côté de sa tête, avec quelques mèches soigneusement rabattues sur le sommet du crâne. Sans doute à cause de son grand âge, je pensais en le regardant aux visages émaciés de ces momies égyptiennes ou précolombiennes, qui donnent l'impression que tout ce qui en était étranger a été éliminé avec le temps : il n'y avait plus que les pommettes saillantes d'Inca, le nez busqué et aristocratique, la grande bouche intelligente, les fanons antiques qui pendaient sur la gorge. Et cependant tout cela était adouci en quelque sorte par la présence des deux grandes oreilles, presque comiques, qui lui donnaient par moments l'allure d'un enchanteur. Lorsqu'il a parlé d'une voix tellement érodée qu'elle n'était plus qu'un murmure, il s'est penché parfois en avant et a claqué ses mains sur ses cuisses osseuses pour souligner un point. À d'autres moments, il se balançait légèrement en arrière, les mains levées et les doigts écartés, comme un pêcheur qui aurait décrit sa prise, comme pour mesurer quelque chose : le temps passé, sa vie. Le déambulateur qu'il avait gardé près de lui avait un aspect presque cérémoniel, comme s'il avait été l'emblème d'un obscur pouvoir religieux ou politique. Pendant qu'il parlait, il pétrissait de temps en temps sa main droite avec la gauche, geste qui lui donnait un air agité. C'était une jolie petite ville, a-t-il répété. Je sais, ai-je dit. Bon appétit ! a-t-il dit. Je suis tellement contente, a dit Meg.     Et c'est tout ce que je peux vous raconter. Une fois le déjeuner terminé, nous nous sommes installés dans la salle de séjour où, pendant des heures, elle a parlé, et son beau-frère a raconté, à mon enchantement, son enfance pendant la Première Guerre mondiale, évoqué sa maison de la rue Dlugosa à Bolechow, sa maison natale dont il a fini par hériter, avec sa femme et son enfant qui n'ont pas survécu à la guerre, la rue Dlugosa dans laquelle Shmiel Jäger avait emménagé, à un moment donné dans les années 1930, avec sa femme et ses quatre filles (le boucher ? C'était un homme grand et fort, un homme très gentil, bien sur que je le connaissais, nous nous croisions très souvent, les enfants, je ne m'en souviens pas très bien) ; la façon dont il avait été, lorsqu'il avait voulu s'engager dans l'armée polonaise au début de la guerre en 1939, rejeté parce qu'il était juif (et pourtant j'étais ingénieur, et ils avaient besoin d'ingénieurs ! s'est-il exclamé, riant haut et fort pour quelqu'un qui avait vécu près de cent ans. Il s'est interrompu un instant avant de s'écrier, C'était la Pologne !). Même si je ne peux pas vous raconter en détail ce qui s'est dit ce jour-là, je peux vous dire que j'étais content du fait que Meg avait changé d'avis, quelle qu'en fût la raison, et qu'elle nous a beaucoup parlé, et que son beau-frère s'est senti assez fort pour enfiler sa robe de chambre, marcher péniblement dans couloir et s'asseoir avec nous pendant quelques heures. Juste avant de quitter la table du déjeuner, M. Grossbard s'est penché vers moi pour me dire de sa voix fluette, Bolechow était un endroit où cohabitaient trois cultures, et nous nous entendions tous bien. J'ai hoché la tête. C'était un endroit humain, a-t-il dit. J'ai hoché la tête de nouveau. C'était un endroit humain, a-t-il répété, où il n'y avait pas d'antisémitisme. Il a prononcé, Antishémitisme. Pas d'antisémitisme ? ai-je demandé. Je peux être sentimental, mais je connais tout de même les dangers de la fausse nostalgie. Euh, il y en avait, mais chacun avait besoin de l'autre, vous comprenez. Un Polonais avait besoin du Juif pour les commerces, un Juif avait besoin du Polonais pour l'administration. Les Ukrainiens, ils vivaient dans les environs, mais ils apportaient de la nourriture et du bois, le jour du marché, le lundi. Cela, je le savais. Et chaque Kol Nidre, l'Ukrainien qui vivait dans les bois et avait peur parce que la ville devenait tellement calme et les montagnes tellement sombres, descendait de la montagne et passait la nuit, cette nuit-là chaque année, avec une famille juive, parce qu'il avait tellement peur de Yom Kippour. Il y avait donc les Ukrainiens, a dit M. Grossbard. Et chacun avait besoin de l'autre : une fois le marché terminé, les Ukrainiens allaient boire dans les hôtels juifs. Et c'était de la bière juive ! Et les Ukrainiens apportaient le bois pour les maisons. Et les Juifs occupaient le centre de Bolechow, ils vivaient au-dessus de leur boutique, ou à côté. Et toutes les boutiques étaient juives. Donc, les gens se respectaient les uns les autres. L'attitude générale, c'était le respect. Il a parlé des parcs quand il était petit garçon, des concerts de l'orchestre et des promenades, des dames avec leurs ombrelles marchant sous les arbres. J'ai écouté en silence, comme j'avais l'habitude d'écouter. Maintenant, les Allemands ont été vraiment méchants avec ma famille, vous savez. J'ai hoché la tête. La femme tuée, l'enfant tué. Mais dans ma famille, a-t-il poursuivi, ceux à qui l'on n'a jamais pu pardonner, ce sont les Français.

« J'ai été tellement surpris,dansunpremier temps,quejen'ai passuquoi dire. Chacun sesert comme ilveut, adit Meg, servez-vous, s'ilvous plaît . J'avais lesentiment qu'elleseréjouissait denous avoir surpris . Je me suis assis àcôté deM.

Grossbard etj'ai mis enmarche monmagnétophone. Mon Dieu, adit Matt.

Jen'ai pasvucette nourriture depuismonenfance ! Souvenez-vous, ai-jeditàMeg, moncerveau tournant àcent àl'heure, quenous étions de Bolechow, nousaussi, ilya bien longtemps. Bolechow, c'étaitunejolie petite ville,adit M.

Grossbard.

Unevilleheureuse.

Ilyavait douze mille habitants.

Troiscultures différentes.

Troismille Juifs, sixmille Polonais, troismille Ukrainiens . Il aparlé deson enfance, desannées pendant lesquelles mongrand-père vivaitencore là-bas. Il était donc là.Sur son pyjama bleudeFrance, ilportait unerobe dechambre d'unecouleur qu'on aurait puappeler bordeaux .

Les montures épaissesdeses lunettes accentuaient l'impression deverticalité produiteparson visage.

Ilyavait deux touffes decheveux blancsde chaque côtédesatête, avecquelques mèchessoigneusement rabattuessurlesommet du crâne.

Sansdoute àcause deson grand âge,jepensais enleregardant auxvisages émaciés de ces momies égyptiennes ouprécolombiennes, quidonnent l'impression quetout cequi enétait étranger aété éliminé avecletemps :il n'y avait plusquelespommettes saillantesd'Inca,le nez busqué etaristocratique, lagrande bouche intelligente, lesfanons antiques quipendaient sur lagorge.

Etcependant toutcelaétait adouci enquelque sorteparlaprésence desdeux grandes oreilles,presque comiques, quiluidonnaient parmoments l'allured'unenchanteur. Lorsqu'il aparlé d'une voixtellement érodéequ'ellen'étaitplusqu'un murmure, ils'est penché parfois enavant etaclaqué sesmains surses cuisses osseuses poursouligner unpoint.

À d'autres moments, ilse balançait légèrement enarrière, lesmains levées etles doigts écartés, comme unpêcheur quiaurait décritsaprise, comme pourmesurer quelquechose:le temps passé, savie.

Ledéambulateur qu'ilavait gardé prèsdeluiavait unaspect presque cérémoniel, comme s'ilavait étél'emblème d'unobscur pouvoir religieux oupolitique.

Pendantqu'ilparlait, il pétrissait detemps entemps samain droite aveclagauche, gestequiluidonnait unair agité. C'était unejolie petite ville,a-t-ilrépété. Je sais, ai-je dit. Bon appétit ! a-t-ildit. Je suis tellement contente,adit Meg.     Et c'est tout ceque jepeux vousraconter.

Unefoisledéjeuner terminé,nousnoussommes installés danslasalle deséjour où,pendant desheures, elleaparlé, etson beau-frère a raconté, àmon enchantement, sonenfance pendant laPremière Guerremondiale, évoquésa maison delarue Dlugosa àBolechow, samaison nataledontila fini par hériter, avecsafemme et son enfant quin'ont passurvécu àla guerre, larue Dlugosa danslaquelle ShmielJägeravait. »

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