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Au terme de l'Avant-propos placé en tête de son livre Matière et Lumière, Louis de Broglie écrit : « On peut légitimement aimer la science pour ses applications, pour les soulagements et les commodités qu'elle a apportés à la vie humaine, sans oublier toutefois que la vie humaine restera toujours, de par sa nature même, précaire et misérable. Mais on peut, pensons-nous, trouver une autre raison d'aimer l'effort scientifique, en appréciant la valeur de ce qu'il représente. En effet, com

Publié le 03/04/2009

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L'amour de la science ne date pas d'hier. Sans qu'on puisse appuyer sa conviction sur des documents historiques bien anciens, il suffit de penser aux alchimistes du moyen âge pour se représenter des hommes qui, en dépit de la méfiance publique, des persécutions, voire des procès de sorcellerie qui s'achevaient souvent sur un bûcher, poursuivaient la recherche de l'Absolu. Sous le nom de Balthazar Claës, c'est un obsédé de cette espèce, mais vivant au début du XIXe siècle, que Balzac nous a présenté. Nouveau Bernard Palissy, il sacrifie tout au Grand Œuvre : sa fortune, celle de sa femme, de sa fille, sa galerie de tableaux, son honneur de grand bourgeois même. Et quel démon, sinon l'amour de la connaissance, poussait le grand Léonard de Vinci à laisser les brosses et les couleurs qui lui valaient une gloire incontestée pour se plonger dans l'ingrat problème de la navigation aérienne ou sous-marine? Si elle suscitait des vocations aussi tenaces, quoique décevantes et parfois dangereuses, c'est sans doute que la recherche scientifique avait un attrait bien puissant. Certes, les temps ont changé : on n'est plus mené vers la science par le goût du risque puisque, au lieu d'être persécutée, elle est encouragée de mille manières. On ne se représente plus le chercheur comme un pauvre fou vivant entre des grimoires où file l'araignée, des hiboux empaillés et des crapauds; le mythe de Faust passant un pacte avec le diable a fait son temps. Vêtu d'une blouse blanche, le savant se dresse au centre d'un impressionnant laboratoire d'émail et de chrome, il déclenche des millions de volts en pressant un bouton, appelle à ses ordres électrons et microbes. Il symbolise un idéal humain qui dresse sa statue à l'extrémité d'une galerie où figurent le héros et le sage antiques, le chevalier, le prince, l'honnête homme du XVIIe siècle, l'homme d'esprit et l'homme sensible du XVIIIe siècle. Bien que la puissance des rois de l'acier, du pétrole ou de l'automobile en impose à ceux mêmes qui détestent de telles souverainetés, l'on s'accorde aujourd'hui à placer au-dessus d'eux les Pasteur, les Fleming, les Curie, les Einstein pour lesquels les hommes du monde entier, sans distinction de race, de régime politique ou de religion, ont construit un Panthéon idéal; et il ne faudrait pas solliciter longtemps le premier venu pour qu'il reconnaisse, dans ces savants, de véritables démiurges1. Pourquoi cette admiration, passionnée dans l'âme d'une jeunesse studieuse, un peu inquiète dans l'âme des gens plus rassis? A ces questions, l'un de nos plus grands physiciens contemporains, Louis de Broglie, propose deux réponses de valeur inégale : nous aimons la science « pour ses applications, pour les soulagements et les commodités qu'elle a apportés à la vie humaine «; nous l'aimons aussi et surtout pour sa « valeur « intellectuelle : elle est « une grande œuvre de l'esprit «.

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« même, précaire et misérable ».

Malgré trois siècles d'efforts scientifiques admirables, l'analyse célèbre qui figuredans les Pensées reste valable.

Connaître, être heureux : jamais ces deux désirs fondamentaux de l'homme neseront satisfaits.

Sans doute, l'astronome et le microphysicien ont-ils, après le biologiste, partiellement détruit ladémonstration géométrique des deux infinis tentée par Pascal, mais « nous ne voyons jamais qu'un seul côté deschoses », formulait Hugo, et nous ne nous répétons pas ce vers, conçu à Villequier, sans reconnaître une valeurtoujours actuelle au célèbre propos que le grand Janséniste prêta aux libertins : « Le silence éternel des espacesinfinis m'effraye ».

En dépit de l'admiration éveillée par les courbes et les graphiques représentant l'augmentation dela longévité, l'interrogation tragique demeure : « Qu'est-ce que tout cela qui n'est pas éternel? » Trouvera-tonjamais l'élixir miraculeux capable de nous éviter tout recours au « divertissement » pascalien? Quand nous necraindrons plus le cancer, pourrons-nous jeter à la poubelle cette formule fondamentale de l'apologiste chrétien : «J'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos,dans une chambre »? Quoi que puissent faire les plus savants économistes ou les plus habiles techniciens de lapolitique, la condition humaine restera la même, devant la vie qui nous est offerte avant tout désir ou retirée avantla suprême lassitude.

Même si nous réussissons un jour à transmuter n'importe quel corps en n'importe quel autre,par augmentation ou diminution de ses particules nucléaires, — nous resterons des « roseaux pensants »,d'éphémères consciences d'un édifice moléculaire instable. Nous aimons surtout la science pour sa valeur intellectuelle. On comprend donc que Louis de Broglie ne se contente pas d'aimer la science pour les produits pharmaceutiquesqu'elle nous procure, pour les machines à laver, à rouler, à soulever, à calculer dont elle permet la construction,pour les « hommes en blanc » qu'elle met à notre service afin de « dépanner » notre organisme, pour les hommes en« blue Jeans » qu'elle met à notre disposition afin de réparer nos coûteux joujoux.

A un esprit exigeant, il faut « uneautre raison d'apprécier l'effort scientifique en appréciant la valeur de ce qu'il représente ».

Où la trouver, sinon «sur le plan spirituel »? Si l'homme n'est qu'un roseau, il est « un roseau pensant », il conçoit sa misère et tiregrandeur de cette connaissance.

Incapable d'atteindre les deux infinis entre lesquels il se trouve placé, déçu par les« puissances trompeuses » qui ne lui permettent jamais d'appréhender le vrai, il ne peut que se mépriser pour safaiblesse.

Mais comment ne s'enorgueillirait-il pas en sachant qu'il a conscience de cette faiblesse et qu'il la domineen la jugeant? Le plus grand savant du monde sait que toute la science accumulée depuis des millénaires se réduit àpeu de choses au regard de l'absolu.

En quelque domaine que se situe sa recherche, Il n'aperçoit que des problèmesirrésolus et quand, après des années d'efforts, Il trouve la solution de l'un d'eux, il juge sa trouvaille dérisoire, tantpar rapport au travail fourni que par rapport à la complexité des problèmes nouveaux qu'elle pose.

Il se compareraitvolontiers aux Danaïdes, condamnées à remplir éternellement un tonneau toujours vide.

On objectera que le tonneaude la science se remplit effectivement, si peu que ce soit; mais que sont les quelques gouttes de l' « élixir »scientifique — ainsi disait Vigny — au fond d'une citerne en constante expansion comme l'univers einsteinien? Voilàbien pourtant, en définitive, la raison pour laquelle la science est « une grande œuvre de l'esprit ».

Laissant auvulgaire la vision d'une science en passe de s'achever, où chaque invention, chaque découverte a une importancecapitale, le vrai savant ne se fait point d'illusion.

Il ne se prend pas pour un Micromégas dominant la méprisablehumanité, pas même pour le nain de Saturne qui la regardait du haut de ses deux kilomètres.

Il se voit plutôt commele minuscule ciron cher à La Fontaine, à Gassendi, à Pascal, — mais un ciron nanti d'un pouvoir intellectuel qui luipermet d'accumuler patiemment son petit trésor de connaissances.

L'immensité de ce trésor, vu à l'échelle du cironhumain, son intimité vu à l'échelle d'un cosmos où le temps se compte par milliards d'années et l'espace par millionsd'années-lumière, — permettent aussi bien la modestie que l'orgueil.

Jamais, d'un coup de fronde bien ajusté, leDavid de la science n'abattra le Goliath du mystère.

Mais n'est-il pas beau de voir le petit David s'attaquer au géant,tout en sachant qu'il n'en viendra pas à bout? Conclusion. Nous ne pouvons que louer la lucidité de M.

Louis de Broglie.

Sans négliger le point de vue commun, sans omettre desaluer la science pour tout ce qu'elle nous offre de « commodités » et de remèdes, l'au-leur de Matière et Lumièrenous invite à remercier les savants pour la merveilleuse nourriture intellectuelle qu'ils procurent à nos espritsaffamés; et surtout à les admirer pour la pathétique grandeur de leur effort que ni l'immensité de l'univers, ni sacomplexité ne réussissent à rebuter.

Nouveaux Sisyphes, ils savent qu'ils ne parviendront jamais à hisser leur rocherjusqu'au sommet; mais ils le poussent, ils grimpent régulièrement, allègrement malgré les glissades et le vertige, et,dans cette continuelle et vaine victoire sur la pesanteur, ils affirment la puissance infime mais infinie de l'homme, enmême temps qu'ils fondent, sur la gratuité transcendante de son effort, son éminente dignité.. »

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