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BALZAC (1799-1850) La divination du romancier

Publié le 14/01/2018

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balzac

son âme le lui a révélé intuitivement. Ainsi, le peintre le plus chaud, le plus exact de Florence n'a jamais été à Florence ; ainsi, tel écrivain a pu merveilleusement dépeindre le désert, ses sables, ses mirages, ses palmiers, sans aller de Dan à Sahara.

 

Les hommes ont-ils le pouvoir de faire venir l'univers dans leur cerveau, ou leur cerveau est-il un talisman avec lequel ils abolissent les lois du temps et de l’espace? ... La science hésitera longtemps à choisir entre ces deux mystères également inexplicables. Toujours est-il constant que l'inspiration déroule au poète des transfigurations sans nombre et semblables aux magiques fantasmagories de nos rêves. Un rêve est peut-être le jeu naturel de cette singulière puissance, quand elle reste inoccupée !...

 

La Peau de chagrin, Préface de la première édition, 1831, Pléiade, XI, pp. 173-175.

BALZAC (1799-1850)

La divination du romancier

L’art littéraire, ayant pour objet de reproduire la nature par la pensée, est le plus compliqué de tous les arts.

 

Peindre un sentiment, faire revivre les couleurs, les jours, les demi-teintes, les nuances, accuser avec justesse une scène étroite, mer ou paysage, hommes ou monuments, voilà toute la peinture.

 

La sculpture est plus restreinte encore dans ses ressources. Elle ne possède guère qu’une pierre et une couleur pour exprimer la plus riche des natures, le sentiment dans les formes humaines : aussi le sculpteur cache-t-il sous le marbre d’immenses travaux d’idéalisation dont peu de personnes lui tiennent compte.

 

Mais, plus vastes, les idées comprennent tout : l’écrivain doit être familiarisé avec tous les effets, toutes les natures. Il est obligé d’avoir en lui je ne sais quel miroir concentrique où, suivant sa fantaisie, l’univers vient se réfléchir; sinon, le poète et même l’observateur n’existent pas; car il ne s’agit pas seulement de voir, il faut encore se souvenir et empreindre ses impressions dans un certain choix de mots, et les parer de toute la grâce des images ou leur communiquer le vif des sensations primordiales...

 

Or, sans entrer dans les méticuleux aristotélismes créés par chaque auteur pour son œuvre, par chaque pédant dans sa théorie, l’auteur pense

être d'accord avec toute intelligence, haute ou basse, en composant l'art littéraire de deux parties bien distinctes : Vobservation — l'expression.

 

Beaucoup d'hommes distingués sont doués du talent d'observer, sans posséder celui de donner une forme vivante à leurs pensées ; comme d'autres écrivains ont été doués d'un style merveilleux, sans être guidés par ce génie sagace et curieux qui voit et enregistre toute chose. De ces deux dispositions intellectuelles résultent, en quelque sorte, une vue et un toucher littéraires. A tel homme, le faire ; à tel autre, la conception ; celui-ci joue avec une lyre sans produire une seu1e de ces harmonies sublimes qui font pleurer ou penser ; celui-là compose des poèmes pour lui seul, faute d'instrument.

 

La réunion des deux puissances fait l'homme complet ; mais cette rare et heureuse concordance n'est pas encore le génie, ou, plus simplement, ne constitue pas la volonté qui engendre une œuvre d'art.

 

Outre ces deux conditions essentielles au talent, il se passe chez les poètes ou chez les écrivains réellement philosophes, un phénomène moral, inexplicable, inouï, dont la science peut difficilement rendre compte. C'est une sorte de seconde vue qui leur permet de deviner la vérité dans toutes les situations possibles ; ou, mieux encore, je ne sais quelle puissance qui les transporte là où ils doivent, où ils veu1ent être. Ils inventent le vrai, par analogie, ou voient l'objet à décrire, soit que l'objet vienne à eux, soit qu'ils aillent eux-mêmes vers l'objet.

 

L'auteur se contente de poser les termes de ce problème, sans en chercher la solution; car il s'agit pour lui d'une justification et non d'une théorie philosophique à déduire.

 

Donc, l'écrivain doit avoir analysé les caractères, épousé toutes les mœurs, parcouru le globe entier, ressenti toutes les passions, avant d'écrire un livre ; ou les passions, les pays, les mœurs, caractères, accidents de nature, accidents de morale, tout arrive dans sa pensée. Il est avare, ou il conçoit momentanément l'avarice, en traçant le portrait du laird de Dumbiedikes h Il est criminel, conçoit le crime, ou l'appelle et le contemple, en écrivant Lara2.

 

Nous ne trouvons pas de terme moyen à cette proposition cervico-littéraire.

 

Mais, à ceux qui étudient la nature humaine, il est démontré clairement que l'homme de génie possède les deux puissances.

 

Il va, en esprit, à travers les espaces, aussi facilement que les choses, jadis observées, renaissent fidèlement en lui, belles de la grâce ou terribles de l'horreur primitive qui l'avaient saisi. Il a réellement vu le monde, ou

balzac

« être d'accord avec toute intellige nce, haute ou basse, en composant l'art littéraire de deux parties bien distinctes : l'o bservat ion -l'expres sion.

Bea ucou p d'ho mmes distingués sont doués du talent d'observer, sans possé der celui de donner une forme vivante à leu rs pensées ; comme d'autres écrivains ont été doués d'un style merveilleux, sans être guidés par ce génie sagace et cur ieux qui voit et enregistre toute chose.

De ces deux dispos itions intell ectuelles résultent , en quelque sorte, une vue et un toucher littéraires.

A tel homme, le faire ; à tel autre, la concept ion ; celui-ci joue avec une lyre sans produire une seu1e de ces harmon ies sublimes qui font pleurer ou penser ; celu i-là compose des poèmes pour lui seul, faute d'instru ment.

La réun ion des deux puissances fait l'homme complet ; ma is cette rare et heureuse concordance n'est pas encore le gén ie, ou, plus simp lement, ne constitue pas la volonté qui engen dre une œuvre d'art .

Ou tre ces deux conditions essentielles au talent, il se passe chez les poètes ou chez les écrivains réellement philosophes, un phénomène moral, inexpl icable, inouï, dont la science peut difficil ement rendre compte .

C'e st une sorte de seconde vue qui leur permet de dev iner la vérité dans toutes les situati ons possibles ; ou, mieux encore, je ne sais quell e puissance qui les transp orte là où ils doivent, où ils veu 1ent être .

Ils inven tent le vrai, par analog ie, ou voient l'obj et à dé cri re, so it que l'obj et vienne à eux, soit qu' ils aillent eux-mêmes vers l'obj et.

L' au teu r se con tente de poser les termes de ce problème, sans en chercher la solution; car il s'agit pour lui d'une justi fication et non d'une théor ie phil osoph ique à dé dui re.

Donc, l'écr ivain doit avoir ana lysé les carac tères, épousé toutes les mœ urs, parcou ru le globe entier, ressenti toutes les passions, avant d'écr ire un livre ; ou les passions, les pays, les mœu rs, caractères, accidents de nature , acciden ts de morale, tout arrive dans sa pens ée.

Il est avare, ou il conç oit mo men tanément l'avarice , en traçant le por trait du laird de Dum biedikes 1• Il est criminel, conçoit le crime, ou l'app elle et le contemp le, en écrivant Lara2• Nous ne trouvons pas de terme moyen à cette proposition cervico­ lit téraire .

Mais , à ceux qui étudient la nature humaine, il est démon tré clairement que l'homme de génie possède les deux puissances .

Il va, en espr it, à travers les espaces , aussi facilement que les choses, ja dis observées, renaissen t fidèle ment en lui, belles de la grâce ou terribles de l'horreur primitive qui l'avaient saisi.

Il a réel lemen t vu le monde, ou 1.

Personnage de La Prison d'Edimbourg, de Walter Scott.

2.

Poème de Lord Byron.. »

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