Devoir de Philosophie

et je sous-entendais émotionnellement ; mais aussi moralement, pensais-je, puisque nous n'avions pas envisagé que ces faits et ces histoires nous pousseraient, contre notre gré, à juger les gens).

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

et je sous-entendais émotionnellement ; mais aussi moralement, pensais-je, puisque nous n'avions pas envisagé que ces faits et ces histoires nous pousseraient, contre notre gré, à juger les gens). Par exemple, ai-je dit à Alena, nous essayons maintenant de trouver des parents de Ciszko Szymanski, même si, comme elle le savait bien, Szymanski était un nom très courant en Pologne. En riant, je leur ai dit comment, en feuilletant le programme d'un ballet auquel j'avais assisté quelques mois plus tôt, j'avais remarqué qu'une des danseuses s'appelait Szymanska et qu'elle était originaire de Wrocfaw, où s'était installée après la guerre, nous le savions, la mère de Ciszko ; et comment je m'étais précipité dans les coulisses pour accoster cette fine jeune fille blonde, qui n'avait pas plus de vingt-cinq ans, et me lancer dans le récit complet de l'histoire de Frydka et de Ciszko avant de m'apercevoir que je venais de me ridiculiser. Tout le monde a ri et Alena a dit, Ils étaient à Wroclaw ? Nous lui avons demandé de raconter à son père l'histoire que nous avions entendue de la bouche de Malcia Reinharz, de quelle façon la mère de Ciszko avait pleuré la bêtise de son jeune fils. Quel idiot il a fait ! Matt a dit, Il a fait une chose bien ! Et sa famille était furieuse qu'il ait fait une chose bien ! Je l'ai regardé avec un soudain élan d'affection. C'était la même pureté outragée et furieuse qu'il avait déjà au lycée. Et pourtant, en me souvenant de l'anecdote de Malcia, j'ai repensé à Josef Adler disant, C'était compliqué. J'ai pensé à l'éclat de Mme Szymanski et puis j'ai pensé aux histoires que nous venions d'entendre à Stockholm et en Israël. S'il était impossible de porter un jugement pour nous, pour Matt ou moi, ou n'importe qui de notre génération oisive, sur les émotions de ces Juifs dont nous avions entendu les histoires, peut-être était-il aussi impossible de porter un jugement sur Mme Szymanski, qui s'était écriée, Quel idiot il a fait ! lorsqu'elle s'était souvenue qu'il était mort pour une fille juive. Euh, ai-je murmuré, elle a perdu son enfant. Matt était indigné. Mais il s'est comporté comme un être humain !     De nouveau, nous nous sommes installés confortablement autour de la table d'Alena. Nous avons montré à Adam d'autres photos. Shmiel et Ester, le jour de leur mariage, entourés par des hortensias. Shmiel dans son manteau à col de fourrure. Les trois filles en robes de dentelle blanches. Frydka avec son écharpe ; Ruchele avec ses cheveux ondulés des Mittelmark. Shmiel devant un de ses camions avec Ester et son frère, Bumek Schneelicht. Adam a pris cette photo un peu floue sur laquelle Shmiel a déjà les cheveux blancs et fait beaucoup plus que ses quarante-cinq ans, mais il est souriant et a les mains plongées dans les poches de son manteau avec un air confiant de propriétaire. Adam a dit, To jest Shmiel. C'est Shmiel. Il s'est tourné pour dire quelque chose à sa fille qui a traduit, C'est Shmiel tel qu'il s'en souvient. Il dit qu'il reconnaîtrait Shmiel Jäger n'importe où. Je me plais à croire maintenant que c'est en raison de la présence de Matt, au moment où j'ai montré à cet homme ces photos en particulier, que j'ai pris soin de lui demander quels sentiments elles faisaient naître en lui. J'ai dit à Alena, Demandez-lui ce qu'il ressent en revoyant ces visages qu'il n'a pas vus depuis si longtemps. Elle a posé la question en polonais et Adam a retiré ses lunettes délicatement et réfléchi un moment. Puis, il a souri gentiment et dit, fe pense et je retourne dans le passé. J'ai l'impression d'être en route vers le Ciel.   Tous les anciens de Bolechow à qui nous avions parlé jusqu'à ce soir-là avaient survécu en ne bougeant pas : en restant parfaitement immobiles pendant des jours, des semaines, des mois, dans des greniers, dans des granges, des caves, dans des compartiments secrets, dans des trous creusés dans le sol de la forêt et dans la plus étrange et la plus étouffante des prisons, celle, très fragile, d'une fausse identité. La dernière histoire de survie que nous allions entendre était, comme dans un poème épique, un mythe grec, celle d'un mouvement perpétuel, d'une errance sans fin. Le jour de son vingtième anniversaire, Adam Kulberg a quitté Bolechow. Il nous a raconté ce soir-là qu'il avait toujours eu ce qu'il considérait comme un « instinct de l'information » et que son instinct, après que les Allemands avaient commencé à surgir dans toute la Pologne orientale le 20 juin, lui avait dicté de quitter sa ville natale et de voyager vers l'est en direction de l'Union soviétique avec les Russes qui battaient en retraite. Il n'avait pas de travail, cet été-là ; il était jeune, il débordait d'énergie. Il y avait des histoires qui circulaient sur des villes lointaines, des histoires de Juifs abattus dans les cimetières. Peu de gens croyaient ces histoires, mais lui, nous a-t-il dit, il avait son instinct. Il a tenté de convaincre ses parents de partir avec toute la famille - sa mère et son père, lui-même, ses trois soeurs, Chana, Perla et Sala, des filles qui avaient à peu près le même âge que les filles de Shmiel, Frydka, Ruchele et Bronia. Mais son père, qui détestait les Russes, s'y était opposé. Aux arguments de son fils, Salamon Kulberg avait opposé un non catégorique. Il avait donné sa bénédiction à Adam, mais avait refusé de bouger. C'est ici que nous sommes nés, avait dit le père. C'est notre maison et c'est ici que nous allons rester. Comment peut-on quitter une maison ? s'était exclamée Malcia Reinharz à Beer Sheva. Le jour de son vingtième anniversaire, Adam a dit adieu à sa famille, embrassant chacun des siens alignés dans la cuisine. Alors qu'il s'apprêtait à partir, il s'est emparé impétueusement de trois photos. Il les a encore. Sur l'une d'elles, sa plus jeune soeur, Sala, porte une montre, comme il s'en est rendu compte en observant pour la millionième fois cette rare relique de ce qu'avait été sa vie, alors qu'il l'avait convoitée pendant longtemps et achetée avec son argent péniblement épargné, montre qu'il avait néanmoins laissé sa soeur porter. Je suis donc peut-être un bon frère après tout ! nous a-t-il dit à Matt et moi, avec un petit sourire, lorsqu'il nous a parlé de cette photo. Il a sorti la photo en question, tellement abîmée aujourd'hui que les traits de la jeune fille ne sont imaginables que par Adam et lui seul. Adam avait quitté la maison paternelle - qu'il devait revoir juste après la guerre, un peu plus âgé et transformé par ses remarquables voyages, même si la maison, devait-il me dire plus tard, avait très peu changé ; c'était comme si quelqu'un avait eu l'intention de préparer un repas, avait été interrompu, et avait prévu de revenir quelques minutes plus tard, ce qui peut très bien avoir été le cas, nous le savons -, il avait quitté cette maison, qui resterait presque inchangée alors que tout autour d'elle allait changer radicalement, ou du moins à quatre-vingt-dix-neuf virgule deux pour cent, et il avait pris la direction de l'est. Il était accompagné, au départ, par deux amis qui eux aussi avaient eu l'instinct de partir. L'un s'appelait Ignacy Taub, nom qui signifie, je le sais, colombe. L'autre garçon s'appelait Zimmerman, mais après quelques jours passés sur la route poussiéreuse qui menait vers la Russie, il s'était mis à pleurer, disant que sa famille lui manquait, et il était donc reparti chez lui. L'occurrence suivante, et peut-être ultime, du nom de Zimmerman apparaît dans le récit de Bolechow pendant l'hiver 1942, lorsque Meg Grossbard avait exprimé sa surprise, lors d'une visite clandestine chez son amie Dusia Zimmerman, en découvrant que Lorka Jäger s'était entichée du frère de Dusia, Yulek Zimmerman, un garçon dont Meg n'aurait jamais imaginé qu'il pût être le type de Lorka. Yulek Zimmerman a été tué au cours d'une « petite » Aktion qui a eu lieu en 1943. Donc Bumo - comme nous devons l'appeler désormais puisqu'il voyageait avec un ami et que tous ses amis l'appelaient Bumo et non Adam -, Bumo, donc, et Ignacy Taub se sont mis en route. Ils empruntaient les petites routes et, chaque jour, étaient un peu plus à l'est, ouvrant l'oeil pour ne rien perdre de la circulation : s'ils voyaient des troupes russes, ils savaient qu'ils étaient plus ou moins en sécurité. Ils marchaient sans arrêt et, au bout d'un certain temps, leur trajectoire s'est infléchie vers le sud. Ils avaient conçu un plan : ils marcheraient jusqu'en Palestine, et suivraient un itinéraire passant par le Caucase, descendant au sud vers l'Iran, traversant l'Iran, avant de tourner vers l'ouest pour pénétrer en Palestine. En Palestine ? pourriez-vous vous exclamer, comme Matt et moi l'avons fait quand nous avons entendu le début du récit d'Adam. Il a eu un petit sourire d'autodénigrement. Nous étions jeunes, a-t-il dit. Au bout de trois mois, après avoir été parfois pris en stop, après avoir sauté dans des trains, Bumo et Ignacy ont atteint le Caucase, où ils se sont arrêtés et ont travaillé pendant quelque temps dans une plantation de tabac. Le travail était très dur, mais ils étaient costauds et jeunes, et le climat, a-t-il admis, était merveilleux. Les arbres étaient chargés de fruits, ils n'ont jamais eu faim. Dans la ferme collectiviste, ils avaient une chambre avec deux lits. Tout était impeccable. Les murs étaient d'un blanc immaculé. On les avait même payés un peu. L'endroit était magnifique, loin de tout. Un endroit où ils avaient beaucoup de chevaux, s'est souvenu Adam pendant qu'il racontait. Célèbre pour les Cosaques. Ils étaient à Grozny. En trois mois, Bumo et Ignacy étaient allés de la Pologne à la Tchétchénie. Même s'il semblait incroyable qu'une guerre ait été en cours - le temps magnifique, les fruits, les lits propres et durs, le travail honnête -, l'oreiller de Bumo était humide, nuit après nuit. Sa famille lui manquait et il avait compris, à présent, qu'il était très loin de chez lui. Tous les soirs, il sortait ses trois photos et leur parlait.  

« J'ai ditàAlena, Demandez-lui cequ'il ressent enrevoyant cesvisages qu'iln'apas vusdepuis si longtemps. Elle aposé laquestion enpolonais etAdam aretiré seslunettes délicatement etréfléchi un moment.

Puis,ila souri gentiment etdit, fepense etjeretourne danslepassé.

J'ail'impression d'être enroute versleCiel.

  Tous lesanciens deBolechow àqui nous avions parléjusqu'à cesoir-là avaient survécu enne bougeant pas:en restant parfaitement immobilespendantdesjours, dessemaines, desmois, dans desgreniers, dansdesgranges, descaves, dansdescompartiments secrets,dansdestrous creusés danslesol delaforêt etdans laplus étrange etlaplus étouffante desprisons, celle, très fragile, d'unefausse identité.

Ladernière histoiredesurvie quenous allions entendre était, comme dansunpoème épique, unmythe grec,celled'unmouvement perpétuel,d'uneerrance sans fin. Le jour deson vingtième anniversaire, AdamKulberg aquitté Bolechow.

Ilnous araconté ce soir-là qu'ilavait toujours eucequ'il considérait commeun« instinct del'information » etque son instinct, aprèsquelesAllemands avaientcommencé àsurgir danstoute laPologne orientale le20 juin, luiavait dicté dequitter saville natale etde voyager versl'estendirection de l'Union soviétique aveclesRusses quibattaient enretraite.

Iln'avait pasdetravail, cetété-là ; il était jeune, ildébordait d'énergie.

Ilyavait deshistoires quicirculaient surdes villes lointaines, deshistoires deJuifs abattus danslescimetières.

Peudegens croyaient ceshistoires, mais lui,nous a-t-ildit,ilavait son instinct.

Il atenté deconvaincre sesparents departir avec toute lafamille – samère etson père, lui-même, sestrois sœurs, Chana, PerlaetSala, desfilles qui avaient àpeu près lemême âgeque lesfilles deShmiel, Frydka,Ruchele etBronia.

Maisson père, quidétestait lesRusses, s'yétait opposé.

Auxarguments deson fils,Salamon Kulberg avait opposé unnon catégorique.

Ilavait donné sabénédiction àAdam, maisavait refusé de bouger.

C'esticique nous sommes nés,avait ditlepère.

C'estnotre maison etc'est icique nous allons rester.

Comment peut-onquitterunemaison ? s'était exclamée MalciaReinharz àBeer Sheva. Le jour deson vingtième anniversaire, Adamadit adieu àsa famille, embrassant chacundes siens alignés danslacuisine.

Alorsqu'ils'apprêtait àpartir, ils'est emparé impétueusement de trois photos.

Illes aencore.

Surl'une d'elles, saplus jeune sœur, Sala,porte unemontre, comme ils'en estrendu compte enobservant pourlamillionième foiscette rarerelique dece qu'avait étésavie, alors qu'ill'avait convoitée pendantlongtemps etachetée avecsonargent péniblement épargné,montrequ'ilavait néanmoins laissésasœur porter. Je suis donc peut-être unbon frère après tout ! nousa-t-ilditàMatt etmoi, avec unpetit. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles