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    Jadis, quand J'avais six ou sept ou huit ans, il m'arrivait d'entrer dans une pièce et que certaines personnes se mettent à pleurer.

Publié le 06/01/2014

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    Jadis, quand J'avais six ou sept ou huit ans, il m'arrivait d'entrer dans une pièce et que certaines personnes se mettent à pleurer. Les pièces où cela avait lieu se trouvaient, le plus souvent, à Miami Beach, en Floride, et les personnes auxquelles je faisais cet étrange effet étaient, comme à peu près tout le monde à Miami Beach au milieu des années 1960, vieilles. Comme à peu près tout le monde à Miami Beach à l'époque (du moins, me semblait-il alors), ces vieilles personnes étaient juives - des Juifs qui avaient tendance, lorsqu'ils échangeaient de précieux potins ou parvenaient à la fin longuement différée d'une histoire ou à la chute d'une plaisanterie, à parler en yiddish ; ce qui, bien entendu, avait pour effet de rendre la chute ou le point culminant de ces histoires incompréhensible à tous ceux d'entre nous qui étions jeunes. Comme bien des résidents âgés de Miami Beach à cette époque, ces gens vivaient dans des petites maisons ou des appartements qui, pour ceux qui n'y vivaient pas, paraissaient sentir légèrement le renfermé, et qui étaient en général très silencieux, sauf les soirs où retentissaient sur les postes de télévision en noir et blanc les émissions de Red Skelton, de Milton Berle ou de Lawrence Welk. À intervalles réguliers, cependant, leurs appartements renfermés et silencieux s'animaient des voix de jeunes enfants qui avaient pris l'avion depuis les banlieues de Long Island ou du New Jersey pour venir passer quelques semaines en hiver ou au printemps et voir ces vieux Juifs, à qui on les présentait, frétillants de gêne et de maladresse, avant de les obliger à embrasser leurs joues froides et parcheminées. Embrasser les joues de vieux parents juifs ! On se contorsionnait, on grognait, on voulait courir jusqu'à la piscine chauffée en forme de haricot qui se trouvait derrière la résidence, mais il fallait d'abord embrasser toutes ces joues qui, chez les hommes, avaient une odeur de cave, de lotion capillaire et de Tiparillos, et étaient hérissées de poils si blancs qu'on pouvait souvent les prendre pour des moutons de poussière (comme l'avait cru une fois mon frère, qui avait essayé de retirer la touffe agaçante pour se voir gifler sans ménagement sur la tête) ; et, chez les vieilles femmes, avaient le vague arôme de la poudre de maquillage et de l'huile de cuisine, et étaient aussi douces que les mouchoirs en papier « d'urgence » fourrés au fond de leurs sacs, écrasés là comme des pétales à côté des sels à la violette, des emballages roulés en boule de pastilles pour la toux et des billets froissés... Les billets froissés. Prends ça et garde-le pour Marlene jusqu'à ce que je sorte, avait ordonné la mère de ma mère, que nous appelions Nana, à mon autre grand-mère, en lui tendant un petit sac en cuir rouge contenant un billet de vingt dollars tout fripé, un jour de février 1965, juste avant qu'ils la poussent dans une salle d'opération pour une chirurgie exploratoire. Elle venait d'avoir cinquante-neuf ans et elle ne se sentait pas bien. Ma grand-mère Kay avait obéi et pris le sac avec le billet froissé, et, fidèle à sa parole, elle l'avait donné à ma mère, qui le tenait encore dans ses mains, un certain nombre de jours plus tard, quand Nana, couchée dans un cercueil en pin tout simple, avait été enterrée au cimetière Mount Judah dans le Queens, au milieu d'une section qui appartient (comme vous en informe une inscription sur le portail en granit) à la First bolechower Sick Benevolent Association. Pour être enterré là, il fallait appartenir à cette association, ce qui signifiait que vous deviez être né dans une petite ville de quelques milliers d'habitants, située de l'autre côté du monde dans une contrée qui avait autrefois appartenu à l'Autriche, puis à la Pologne et à bien d'autres pays ensuite, et appelée Bolechow. Maintenant, il est vrai que la mère de ma mère - je jouais avec les lobes si doux de ses oreilles chargées de grosses boucles en cristal jaune et bleu, quand j'étais assis sur ses genoux dans le fauteuil à grand dossier de la véranda chez mes parents et, à un moment donné, je l'ai aimée plus que n'importe qui d'autre, ce qui explique sans aucun doute pourquoi sa mort a été le premier événement dont je garde des souvenirs précis, même s'il est vrai que ces souvenirs sont au mieux des fragments (le motif pisciforme et ondulant du carrelage sur les murs de la salle d'attente de l'hôpital ; ma mère me disant quelque chose sur le ton de l'urgence, quelque chose d'important, même s'il allait falloir quarante années pour me souvenir finalement de ce que c'était ; une émotion complexe, faite de désir ardent, de peur et de honte ; le son de l'eau d'un robinet dans un lavabo  -, la mère de ma mère n'était pas née à Bolechow et était en réalité la seule de mes quatre grands-parents à être née aux États-Unis : fait qui, au sein d'un groupe de gens désormais disparu, lui avait autrefois donné un certain cachet. Mais son mari, beau et dominateur, mon grand-père, Grandpa, était né et parvenu à la maturité à Bolechow, lui, ses trois frères et ses trois soeurs. Et c'est pour cette raison qu'il avait droit à un emplacement dans cette section particulière du cimetière Mount Judah. Il y est, lui aussi, maintenant enterré, avec sa mère, deux de ses trois soeurs, et un de ses trois frères. L'autre soeur, mère férocement possessive d'un fils unique, a suivi ce fils dans un autre Etat et s'y trouve enterrée. Des deux autres frères, l'un (du moins c'est ce qu'on nous avait toujours dit) avait eu le bon sens et l'anticipation d'émigrer avec sa femme et ses jeunes enfants de la Pologne à la Palestine dans les années 1930 et, résultat de cette sage décision, il avait été enterré, le moment venu, en Israël. Le frère aîné, qui était aussi le plus beau des sept frères et soeurs, le plus adoré et adulé, le prince de la famille, était venu jeune homme à New York, en 1913. Mais, après une année maigre passée là-bas chez une tante et un oncle, il avait décidé qu'il préférait Bolechow. Et donc, après une année aux Etats-Unis, il était rentré - un choix qu'il savait, puisqu'il avait fini par trouver le bonheur et la prospérité, être le bon. Il n'a pas de tombe du tout.     Ces vieux hommes et ces vieilles femmes qui, parfois, à ma simple apparition se mettaient à pleurer, ces vieilles personnes juives dont il fallait embrasser les joues, avec leurs bracelets de montre en faux alligator et leurs plaisanteries salaces en yiddish, et leurs lunettes à montures en plastique noir, et le plastique jauni de leur prothèse auditive derrière l'oreille, avec leurs verres remplis à ras bord de whiskey, avec leurs crayons qu'ils vous offraient à chaque fois qu'ils vous voyaient et qui portaient les noms de banques ou de concessions automobiles, avec leurs robes évasées en coton imprimé et leurs trois rangs de perles en plastique blanc, et leurs boucles d'oreilles en cristal transparent, et leur vernis rouge qui brillait et faisait résonner leurs ongles longs, si longs, quand elles jouaient au mah-jong ou à la canasta, ou encore serraient les longues, si longues, cigarettes qu'elles fumaient - ces vieux hommes et ces vieilles femmes, ceux que je pouvais faire pleurer, avaient certaines autres choses en commun. Tous parlaient avec un accent particulier, un accent qui m'était familier parce que c'était celui qui hantait légèrement, mais de façon perceptible, les propos de mon grand-père : pas trop prononcé, puisque au moment où j'ai été assez âgé pour remarquer ce genre de choses, ils avaient vécu ici, en Amérique, pendant un demi-siècle ; mais il y avait encore une rondeur révélatrice, une affectation dans certains mots avec des r et des l, comme chéri ou fabuleux, une façon de mordre dans le t de mots comme terrible, et de transformer en f le v d'autres mots comme (un mot que mon grand-père, qui aimait raconter des histoires, utilisait souvent) vérité. C'est la férité ! disait-il. Ces vieux Juifs avaient tendance à s'interrompre souvent les uns les autres au cours de ces réunions où eux et nous envahissions la salle de séjour mal aérée de l'un d'eux, à couper la parole à celui qui racontait une histoire pour apporter une correction ou pour rappeler ce qui s'était vraiment passé au cours de cette période fabullleuse ou (plus probablement) t-errible, chérrri, j'y atais, je m'a souviens, et je te la dis, c'est la férité. Plus spécifique et mémorable encore, ils semblaient tous avoir, les uns pour les autres, une seconde série de noms, interchangeables. Cela me troublait et me désorientait, quand j'avais six ou sept ans, parce que je croyais que le nom de, disons, ma Nana était Gertrude, ou parfois Gerty, et je n'arrivais donc pas à comprendre pourquoi, au sein de cette compagnie choisie, en Floride, au cours des grandes réunions familiales qui avaient lieu quarante ans après que la famille despotique et théâtrale de son mari avait débarqué à Ellis Island pour se transformer en Américains (tout en ne cessant jamais de raconter des histoires sur l'Europe), elle devenait Golda. Je ne pouvais pas non plus comprendre pourquoi le frère cadet de mon grand-père, notre oncle Julius, un des fameux distributeurs de crayons publicitaires, qui avait fait un mariage anormalement tardif et que mon grand-père, arrogant et bien habillé, traitait toujours avec cette sorte d'indulgence qu'on réserve aux animaux domestiques mal dressés, devenait soudain Yidl (il fallut des décennies avant que je découvre que le nom sur son extrait de naissance était Judah Aryeh, c'est-à-dire « Lion de Judée »). Et qui était cette Neche - ça avait un peu la sonorité de Nehkhuh - à laquelle mon grand-père faisait de temps en temps allusion comme à sa petite soeur adorée qui, je le savais, était morte brutalement d'une crise cardiaque à l'âge de trente-cinq ans en 1943, à la table de Thanks-giving (raison pour laquelle, m'expliquait mon grand-père, il n'aimait pas cette fête). Qui était cette Nehkhuh, puisque je savais ou croyais savoir que la petite soeur adorée de mon grand-père avait été Tante Jeanette ? Seul mon grand-père, dont le nom était Abraham, avait un surnom qui me paraissait intelligent : Aby. Et cela contribuait à renforcer mon impression qu'il était une personne d'une authenticité transparente et totale, une personne en qui on pouvait avoir confiance. Parmi ces gens, il y en avait certains qui pleuraient lorsqu'ils me voyaient. J'entrais dans la pièce et ils me regardaient (des femmes, pour la plupart), et elles portaient leurs mains tordues, avec ces bagues et ces noeuds déformés, gonflés et durs comme ceux d'un arbre qu'étaient leurs phalanges, elles portaient ces mains sur leurs joues desséchées et disaient, d'une voix un peu essoufflée et dramatique, Oy, er zett oys zeyer eynlikh tzu Shmiel ! Oh, comme il ressemble à Shmiel ! Et elles se mettaient à pleurer ou à pousser des petits cris étouffés, tout en se balançant d'avant en arrière, leurs pulls roses ou leurs coupe-vent tressautant sur leurs épaules affaissées, et commençait alors une longue rafale de phrases en yiddish dont, à cette époque, j'étais évidemment exclu.       De ce Shmiel, bien entendu, je savais quelque chose : le frère aîné de mon grand-père qui, avec sa femme et ses quatre filles superbes, avait été tué par les nazis pendant la guerre. Shmiel. Tué par les nazis. C'était là, nous le comprenions tous, la légende non écrite des

« plus quen'importe quid'autre, cequi explique sansaucun doutepourquoi samort aété le premier événement dontjegarde dessouvenirs précis,mêmes'ilest vrai que cessouvenirs sont aumieux desfragments (lemotif pisciforme etondulant ducarrelage surlesmurs dela salle d'attente del'hôpital ;ma mère medisant quelque chosesurleton del'urgence, quelque chose d'important, mêmes'ilallait falloir quarante annéespourmesouvenir finalement dece que c'était ;une émotion complexe, faitededésir ardent, depeur etde honte ;le son del'eau d'un robinet dansunlavabo  –,lamère dema mère n'était pasnée àBolechow etétait en réalité laseule demes quatre grands-parents àêtre néeauxÉtats-Unis :fait qui, ausein d'un groupe degens désormais disparu,luiavait autrefois donnéuncertain cachet.

Maissonmari, beau etdominateur, mongrand-père, Grandpa, était néetparvenu àla maturité àBolechow, lui, ses trois frères etses trois sœurs.

Etc'est pour cette raison qu'ilavait droitàun emplacement danscette section particulière ducimetière MountJudah.Ilyest, luiaussi, maintenant enterré,avecsamère, deuxdeses trois sœurs, etun deses trois frères.

L'autre sœur, mèreférocement possessived'unfilsunique, asuivi cefils dans unautre Etatets'y trouve enterrée.

Desdeux autres frères, l'un(dumoins c'estcequ'on nousavait toujours dit) avait eulebon sens etl'anticipation d'émigreravecsafemme etses jeunes enfants dela Pologne àla Palestine danslesannées 1930et,résultat decette sagedécision, ilavait été enterré, lemoment venu,enIsraël.

Lefrère aîné,quiétait aussi leplus beau dessept frères et sœurs, leplus adoré etadulé, le prince de lafamille, étaitvenu jeune homme àNew York, en 1913.

Mais,après uneannée maigre passéelà-baschezunetante etun oncle, ilavait décidé qu'il préférait Bolechow.

Etdonc, aprèsuneannée auxEtats-Unis, ilétait rentré – unchoix qu'il savait, puisqu'il avaitfinipar trouver lebonheur etlaprospérité, êtrelebon.

Iln'a pas de tombe dutout.

    Ces vieux hommes et ces vieilles femmes qui,parfois, àma simple apparition semettaient à pleurer, cesvieilles personnes juivesdontilfallait embrasser lesjoues, avecleurs bracelets de montre enfaux alligator etleurs plaisanteries salacesenyiddish, etleurs lunettes àmontures en plastique noir,etleplastique jaunideleur prothèse auditivederrière l'oreille,avecleurs verres remplis àras bord dewhiskey, avecleurs crayons qu'ilsvousoffraient àchaque foisqu'ils vous voyaient etqui portaient lesnoms debanques oudeconcessions automobiles, avecleurs robes évasées encoton imprimé etleurs troisrangs deperles enplastique blanc,etleurs boucles d'oreilles encristal transparent, etleur vernis rougequibrillait etfaisait résonner leurs ongles longs,silongs, quand ellesjouaient aumah-jong ouàla canasta, ouencore serraient les longues, silongues, cigarettes qu'ellesfumaient – cesvieux hommes etces vieilles femmes, ceux quejepouvais fairepleurer, avaientcertaines autreschoses encommun.

Tousparlaient avec unaccent particulier, unaccent quim'était familier parcequec'était celuiquihantait légèrement, maisdefaçon perceptible, lespropos demon grand-père :pas trop prononcé, puisque aumoment oùj'ai été assez âgépour remarquer cegenre dechoses, ilsavaient vécu ici, enAmérique, pendantundemi-siècle ;mais ilyavait encore unerondeur révélatrice, une affectation danscertains motsavecdes r et des l , comme chéri ou fabuleux, une façon de mordre dansle t de mots comme terrible, et de transformer en f le v d'autres motscomme (un mot quemon grand-père, quiaimait raconter deshistoires, utilisaitsouvent) vérité. C'estla férité ! disait-il. Cesvieux Juifsavaient tendance às'interrompre souventlesuns lesautres au cours deces réunions oùeux etnous envahissions lasalle deséjour malaérée del'un d'eux, à couper laparole àcelui quiracontait unehistoire pourapporter unecorrection oupour rappeler cequi s'était vraiment passéaucours decette période fabullleuse ou (plus. »

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