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  La plus ancienne photo connue de Shmiel est celle où il est assis dans son uniforme de l'armée autrichienne, à côté de cet autre homme, debout, dont l'identité semblait destinée à rester un mystère.

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

  La plus ancienne photo connue de Shmiel est celle où il est assis dans son uniforme de l'armée autrichienne, à côté de cet autre homme, debout, dont l'identité semblait destinée à rester un mystère. Sur cette photo, Shmiel est remarquablement beau, comme nous avons tous appris qu'il l'était : mâchoire puissante, lèvres pleines, traits réguliers, les orbites des yeux magnifiquement creusés, profonds, le regard bleu... enfin, je sais qu'il avait les yeux bleus, même si cette photo ne peut pas nous l'apprendre. Shmiel a atteint la majorité à une époque où, si vous étiez aussi beau (et souvent si vous ne l'étiez pas), les gens disaient, Vous pourriez faire du cinéma ! ou Vous pourriez être un acteur ! et c'était ce qu'on entendait toujours à son sujet : qu'il était un prince, qu'il ressemblait à une star de cinéma. Cette photo est beaucoup plus étudiée et, en dépit de l'usure de neuf décennies, d'une qualité bien meilleure que toutes les autres que nous possédons, et il est évident qu'elle a été prise dans le studio d'un photographe -  peut-être celui qui appartenait à la famille de la fille qu'il allait épouser une fois que la guerre serait terminée et que l'empire pour lequel il s'était battu aurait disparu, la nation dont l'empereur, disaient les gens, était bon envers les Juifs et avait été par conséquent récompensé par ces Juifs reconnaissants, vraiment reconnaissants qui portaient leurs prénoms officiels et leurs prénoms yiddish, Jeanette et Neche, Julius et Yidl, Sam et Shmiel -  avait été récompensé avec des surnoms yiddish bien à lui : undzer Franzele « notre petit Franz », ou bien Yosele, « Joey ». Sur cette photo, Shmiel est assis dans un fauteuil, dans une pose un peu raide, portant l'uniforme de l'armée austro-hongroise, l'artificialité du décor et de la pose rendue immatérielle par la douceur et même la sensualité de son allure. Rêveur, comme s'il avait été distrait pendant le long et fastidieux processus de la prise de vue, il a le regard un peu décalé sur sa gauche, tandis que se tient, sur sa droite, l'autre soldat. Cet homme est beaucoup plus âgé, l'air simple et flegmatique, mais pas déplaisant, portant la moustache (Shmiel n'a pas encore la sienne). Même si, à l'époque lointaine où j'ai regardé cette photo pour la première fois, je savais que cet autre soldat devait avoir une vie, une famille, une histoire, il m'avait semblé alors, comme c'est encore le cas à présent, qu'il ne figurait sur cette photo que pour des raisons esthétiques, de la même façon qu'un photographe commercial, aujourd'hui, placerait astucieusement un diamant à côté d'un morceau de charbon pour une publicité de joaillerie : j'ai l'impression qu'il est là pour que Shmiel paraisse encore plus beau et soit par conséquent plus conforme encore à la légende de sa beauté. Pourtant, cet autre homme, s'il n'est pas séduisant, s'il est nettement plus vieux que Shmiel, a l'air bienveillant : son bras solide repose de manière amicale sur l'épaule droite de son jeune compagnon. Pendant des années, je n'ai connu cette photo que grâce à une photocopie faite quand j'étais au lycée : ma mère gardait l'original, qui se trouvait dans le précieux album de son père, avec d'autres, dans une pochette en plastique, au fond d'une boîte en carton dans un secrétaire verrouillé à la cave. Sur la boîte en carton, elle avait écrit au Magic Marker les mots suivants : FAMILLE : ALBUMS Jaeger Jäger Cushman Stanger   Cushman était le nom de jeune fille de la mère de ma mère ; Stanger était le nom de jeune fille de la mère de mon père, Kay, et de ses soeurs, Sarah, celle aux longs ongles rouges, et Pauly, l'auteur de tant de lettres. L'original de la photo de Shmiel en temps de guerre était dans ces boîtes, mais j'avais gardé pour moi-même uniquement la copie du recto, de l'image elle-même. C'était cette photocopie que j'avais ensuite prise pour la coller dans un album de vieilles photos de famille qui formaient la base de ce qui allait devenir les archives plutôt importantes de l'histoire de ma famille. C'est pourquoi, pendant longtemps, je n'ai eu en ma possession que l'image des deux hommes, mais pas la légende que je savais y être inscrite au dos. Je sais, cependant, que j'avais dû regarder cette inscription à un moment quelconque, pour la raison suivante : La seule fois où j'ai été autorisé à avoir l'original en main, c'était lorsque j'avais fait un exposé en classe d'histoire de seconde, où l'on étudiait les guerres européennes. Je ne me souviens plus si c'était la Première ou la Seconde Guerre mondiale que nous étions en train d'étudier, mais la photo était en tout cas parfaitement appropriée pour ce cours. Je sais que j'avais dû apporter la photo originale en classe pour montrer cette figure imposante de mon grand-oncle en pleine jeunesse dans son uniforme de l'armée austro-hongroise pendant la Première Guerre mondiale, parce que, longtemps après, une image est restée imprimée dans mon cerveau de ce qui avait été écrit au verso par mon grand-père, de son écriture cursive arrondie, au feutre rouge. Je me souvenais de ce qui était écrit parce que je me souvenais aussi clairement de la réaction de ma prof d'histoire quand elle avait vu ces mots écrits par mon grand-père : elle s'était donné une petite claque sur son beau visage plein d'humour, quand j'avais apporté l'original dans ma classe, ce jour-là, il y a trente ans, et elle s'était exclamée, « Oh, non ! » Ce que mon grand-père avait écrit au verso -  ou du moins ce dont, pendant longtemps, je me suis souvenu qu'il avait écrit -  c'était ceci :   Oncle Shmiel, dans l'armée autrichienne, Tué par les nazis.   De cela, en tout cas, je m'en souvenais, surtout parce que j'avais été un peu choqué par la réaction de Mme Munisteri, tant j'étais accoutumé à ce qui allait arriver au beau jeune homme de la photo, tant je m'étais endurci à l'écoute de la phrase Tué par les nazis. Et c'était par conséquent ce qui s'était logé dans ma mémoire, après que ma mère avait rapidement replacé la photo dans les boîtes étiquetées des documents et des photos de famille qu'elle avait été autorisée à quitter brièvement afin de souligner, avec force et nécessité, un argument de mon exposé au lycée. Pendant longtemps, donc, ne possédant qu'une photocopie du recto de cette photo, je ne pouvais que scruter le visage de Shmiel, et peut-être qu'en la regardant -  je suis sûr, en fait, que c'est ce qui s'est passé -  il m'était venu à l'esprit qu'il était très facile pour quelqu'un de disparaître, d'être à jamais inconnu. Après tout, Shmiel était là, avec ce visage, avec un nom que les gens continuaient de prononcer, même si c'était peu souvent, avec une sorte d'histoire et avec une famille dont nous connaissions les noms, ou pensions que nous les connaissions ; et pourtant, juste à côté de lui, il y avait cet autre homme dont on ne saurait jamais rien, exactement comme si, me semblait-il en regardant la photo, il n'était jamais né. Et puis, bien des années après avoir été pincé et caressé dans les salles de séjour d'habitants de Miami morts depuis longtemps, bien des années après avoir photocopié cette photo, quand je n'avais en tête que de bien faire cet exposé pour ma classe ; bien des années après que j'ai éprouvé pour la première fois le besoin de savoir tout ce qu'il était possible de savoir sur Shmiel, sur l'homme avec lequel j'avais en commun une certaine courbe des sourcils et un certain angle de la mâchoire, ce qui avait fait pleurer les gens autrefois, et parce que je devais savoir, il me faudrait passer une année entière, des décennies plus tard, à voyager -  moi, l'écrivain, voyageant avec mon jeune frère, le photographe, l'un avec ses mots à écrire et ses inscriptions à déchiffrer, l'autre, qui avait à contrecoeur travaillé dans l'affaire familiale, avec ses photos à prendre et à développer, nous deux, les deux frères, l'écrivain et le photographe, voyageant en Australie et à Prague, à Vienne et à Tel-Aviv, à Kfar Saba et à Beer Sheva, à Vilnius et à Riga, et puis à Tel-Aviv de nouveau et à Kfar Saba de nouveau, et à Beer Sheva de nouveau, à Haïfa et à Jérusalem, et à Stockholm, et enfin ces deux jours à Copenhague avec l'homme qui avait autrefois voyagé encore plus loin que nous, et qui détenait un secret qui attendait pour nous ; passer un an, été, automne, hiver et un printemps qui était aussi un automne, le temps lui-même paraissant être désarticulé, alors que le passé ressurgissait de ses cendres et de sa poussière, et de son vieux papier, et de la poudre, et du whiskey et des sels de violette, et refaisait surface une fois encore comme l'écriture presque illisible au dos d'une vieille photo, remontant pour entrer en compétition avec le présent et le rendre confus ; passer un an à chercher des gens qui étaient maintenant bien plus vieux que ceux qui me pinçaient les joues et m'offraient des crayons à Miami Beach à l'époque, à chercher des gens qui avaient connu Shmiel uniquement en tant que père magnifique, impressionnant et quelque peu lointain, de leurs camarades de classe, ces quatre filles, toutes disparues ; passer à voler au-dessus de l'Atlantique et du Pacifique pour leur parler et recueillir les quelques fragments qui restaient encore, les vapeurs d'informations qu'ils avaient peut-être à me transmettre -  et puis, bien des années après tout ça, quand je me suis apprêté à m'asseoir pour écrire ce livre, le livre de tous ces voyages et de toutes ces années, et que j'ai persuadé ma mère de me laisser voir une fois encore la photo originale, le recto que je connaissais si bien, certes, mais aussi le verso ; alors, alors seulement, ai-je été en mesure de lire, dans sa totalité cette fois, la légende originale, de lire les mots que mon grand-père avait écrits au dos, pour me dire quelque chose, je m'en rendais compte à présent, comme tant de choses qu'il avait soulignées pour moi, qu'il jugeait cruciales, qu'il voulait que je sache et que je comprenne (mais comment aurais-je pu voir ça, à l'époque, quand j'avais seulement besoin d'une photo pour illustrer un exposé en classe ? Nous ne voyons, au bout du compte, que ce que nous voulons voir, et le reste s'efface). Ce qu'il avait écrit en réalité, comme je peux vous le dire maintenant puisque Je l'ai vu très récemment, c'était, à l'encre bleue et en capitales, ceci : HERMAN EHRLICH ET SAMUEL JAEGER DANS L'ARMÉE AUTRICHIENNE, 1916. C'était au Magic Marker rouge qu'il avait ajouté les mots dont je m'étais toujours souvenu : TUÉ PAR LES NAZIS PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE. Ehrlich ? ai-je demandé à ma mère, pendant que nous étions en train de fouiller dans les boîtes, ce jour-là, déconcerté par un nom que je n'avais encore jamais vu auparavant, en dépit de toutes mes recherches. Elle a eu l'air impatiente. Tu sais, a-t-elle dit. Il était marié à Ethel, c'étaient des cousins de mon père. Sa soeur était cette Yetta Katz, elle était immense, grosse et jolie, et c'était une cuisinière merveilleuse. Mais c'était encore confus pour moi. J'ai retourné la photo et, une fois encore, j'ai regardé les deux hommes, l'un si familier, l'autre désespérément inconnu. Puis, pour m'aider, ma mère a

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C'étaitcettephotocopie que j'avais ensuite prisepourlacoller dansunalbum devieilles photos defamille quiformaient la base decequi allait devenir lesarchives plutôtimportantes del'histoire dema famille.

C'est pourquoi, pendantlongtemps, jen'ai euenma possession quel'image desdeux hommes, mais pas lalégende quejesavais yêtre inscrite audos. Je sais, cependant, quej'avais dûregarder cetteinscription àun moment quelconque, pourla raison suivante : La seule foisoùj'ai été autorisé àavoir l'original enmain, c'était lorsque j'avaisfaitunexposé en classe d'histoire deseconde, oùl'on étudiait lesguerres européennes.

Jene me souviens plus sic'était laPremière oulaSeconde Guerremondiale quenous étions entrain d'étudier, mais laphoto étaitentout casparfaitement appropriéepourcecours.

Jesais que j'avais dû apporter laphoto originale enclasse pourmontrer cettefigure imposante demon grand-oncle en pleine jeunesse danssonuniforme del'armée austro-hongroise pendantlaPremière Guerre mondiale, parceque,longtemps après,uneimage estrestée imprimée dansmoncerveau dece qui avait étéécrit auverso parmon grand-père, deson écriture cursivearrondie, aufeutre rouge.

Jeme souvenais decequi était écritparce quejeme souvenais aussiclairement dela réaction dema prof d'histoire quandelleavait vuces mots écrits parmon grand-père :elle s'était donné unepetite claque surson beau visage pleind'humour, quandj'avaisapporté l'original dansmaclasse, cejour-là, ilya trente ans,etelle s’était exclamée, « Oh,non ! » Ce que mon grand-père avaitécritauverso – ou dumoins cedont, pendant longtemps, jeme suis souvenu qu'ilavait écrit– c'était ceci:   Oncle Shmiel, dansl'armée autrichienne, Tuéparlesnazis.

  De cela, entout cas,jem'en souvenais, surtoutparcequej'avais étéunpeu choqué parla réaction deMme Munisteri, tantj'étais accoutumé àce qui allait arriver aubeau jeune homme de laphoto, tantjem'étais endurci àl'écoute delaphrase Tué parlesnazis.

Et c'était par conséquent cequi s'était logédans mamémoire, aprèsquemamère avaitrapidement replacé la photo danslesboîtes étiquetées desdocuments etdes photos defamille qu'elleavaitété autorisée àquitter brièvement afindesouligner, avecforce etnécessité, unargument demon exposé aulycée. Pendant longtemps, donc,nepossédant qu'unephotocopie durecto decette photo, jene pouvais quescruter levisage deShmiel, etpeut-être qu'enlaregardant – je suis sûr,enfait, que c'est cequi s'est passé – ilm'était venuàl'esprit qu'ilétait trèsfacile pourquelqu'un de disparaître, d'êtreàjamais inconnu.

Aprèstout,Shmiel étaitlà,avec cevisage, avecunnom que lesgens continuaient deprononcer, mêmesic'était peusouvent, avecunesorte d'histoire et avec unefamille dontnous connaissions lesnoms, oupensions quenous lesconnaissions ;et pourtant, justeàcôté delui, ilyavait cetautre homme dontonnesaurait jamaisrien,. »

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