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L’AFFAIRE DREYFUS ET LE BAPTÊME DE L’INTELLECTUEL

Publié le 27/12/2018

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Si l’on considère que les intellectuels sont ceux qui participent à la création culturelle ou au progrès du savoir scientifique, ainsi que ceux qui contribuent à diffuser et à vulgariser les acquis de cette création et de ce savoir, une telle catégorie, assurément, n’apparaît pas brusquement à l’aube de notre siècle. Les sociétés les plus éloignées — dans le temps et l’espace — de la France de la IIIe République ont toujours compté des hommes de culture et de science avec des statuts qui ont pu varier. Bien plus, dès avant notre période, des intellectuels avaient quitté la sphère du culturel pour investir celle du politique: ainsi les philosophes du xvnf siècle, ou. au siècle suivant, un Victor Hugo payant du prix de l’exil l'affirmation publique de ses convictions politiques. Et pourtant, à la charnière du xixc et du xxe siècle, un événement historique déterminant se produit: les intellectuels français, à la suite de l'affaire Dreyfus, s'installent au cœur de nos débats civiques pour y demeurer tout au long des neuf décennies qui se sont écoulées depuis.

 

La protestation des intellectuels

 

Cet engagement des intellectuels a un acte de baptême, qu'il est possible de dater avec précision: le 14 janvier 1898. Cette date, il est vrai, ne prend sa pleine signification que remise en perspective. Trois ans plus tôt. en décembre 1894, le capitaine Dreyfus a été condamné, pour haute trahison, à la destitution, à la dégradation et à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée. La dégradation a eu lieu, en public, dans la cour de l'École militaire, le 5 janvier 1895 et, au mois d’avril suivant, Alfred Dreyfus a été déporté à l’île du Diable, en Guyane. Mais l’Affaire ne s'est réellement enclenchée que deux ans plus tard. Entre-temps, les premières interrogations ont été formulées surtout dans la coulisse, et les premières interventions en faveur de Dreyfus n’ont guère eu de portée. C'est seulement à partir de l’été 1897 qu'une campagne pour la révision prend consistance. D'autant que des soupçons de plus en plus précis pèsent désormais sur un autre officier, le commandant Esterhazy. Le procès de ce dernier a lieu les 10 et 11 janvier 1898 et se clôt par l'acquittement.

 

Comme l’écrira Léon Blum plus d'un tiers de siècle après, dans ses Souvenirs sur l'Affaire, cet acquittement fut ressenti par les dreyfusards comme un «coup de massue». Et. dans ce contexte, l'intervention d’Émile Zola fut pour eux, deux jours plus tard, un «cordial puissant»: «Je sentis remonter en moi la confiance et le courage. Allons, ce n'était pas fini.» Le jeudi 13 janvier 1898, en effet, l'écrivain publie dans 1'Aurore une «lettre au président de la République», coiffée par le célèbre «J'accuse!» qui barre toute la première page du quotidien. L’article est un véritable brûlot, puisqu’il aboutit explicitement à la remise en cause des deux conseils de guerre qui ont, l’un condamné Dreyfus, l'autre acquitté Esterhazy.

 

C'est le lendemain que des intellectuels français vont, pour la première fois, intervenir collectivement, par le moyen d'une pétition. Leur texte est bref, mais sa signification historique est essentielle. Il est publié dans l’Aurore du 14 janvier et le quotidien de Clemenceau a intitulé ces quelques lignes «Une protestation»: «Les soussignés, protestant contre la violation des formes juridiques au procès de 1894 et contre les mystères qui ont entouré l’affaire Esterhazy. persistent à demander la révision.»

 

Suit une première liste de signataires, en tête de laquelle figurent Émile Zola et Anatole France. On y relève aussi, entre autres noms, ceux de Marcel Proust, Robert de Fiers, Lucien Herr, Daniel et Élie Halévy, Jean Perrin. Et cette liste s’étoffera au fil des numéros suivants.

 

Certes, l’Affaire aurait existé sans ce texte et, à cet égard, la protestation de Zola, la veille, eut bien davantage d’écho. Et pourtant, à bien y regarder, ces lignes sont fondatrices. Elles ont joué, du reste, un rôle non seulement chez les intellectuels dreyfusards mais aussi dans l'autre camp: dès le 1er février suivant, Maurice Barrés s'en prenait, dans le Journal, à «la protestation des intellectuels». Le mot était lâché, et dans la mémoire collective de l’intelligentsia française, le texte du 14 janvier restera dès lors célèbre sous un titre — Manifeste des intellectuels - qu'il n’avait pas. Ce substantif «intellectuel» existait, certes, déjà avant cette extrême fin du siècle dernier et il n'est donc pas né de l'affaire Dreyfus. Mais l'acte de baptême date bien de cette période et, surtout, la réalité qu'il recouvre s'enracine à partir de là dans la société française. Cette réalité, c'est l’intervention collective des hommes de culture, en tant que tels, dans les débats civiques.

 

Valeurs universelles

 

ET VALEURS NATIONALES

 

Et déjà se dessinent les grands thèmes autour desquels ces débats s'articuleront. Pour les intellectuels dreyfusards, on l’a vu, il s'agit de dissiper les «mystères» et de lutter pour la «révision»: en d’autres termes, de lutter pour les grandes causes que sont la Justice et la Vérité. Et beaucoup de signataires, en accompagnant leurs noms des qualités de «licenciés» ou d’«agrégés», s’estiment implicitement habilités à défendre ces grandes causes au nom de leur qualité d'experts reconnue au miroir social.

 

Certes, dans le cas de l'affaire Dreyfus, le raisonnement avait sa logique puisqu'ils entendaient trancher sur un dossier judiciaire fondé sur des pièces écrites litigieuses : champ de compétence et champ d'intervention civique se superposaient. Mais, dans le même temps, cette intervention créait un précédent: par une sorte de glissement, nombre de ces clercs laïques que sont les intellectuels s’estimeront habilités désormais à trancher sur bien des points divisant leurs concitoyens. Une telle vocation, en outre, portait en germe une divi-

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