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L'illusion de la facilité de F. NIETZSCHE

Publié le 05/01/2020

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illusion

Comme nous avons bonne opinion de nous-mêmes, mais sans aller jusqu’à nous attendre à jamais pouvoir faire même l’ébauche d’une toile de Raphaël ou une scène comparable à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que pareilles facultés tiennent d’un prodige vraiment au-dessus de la moyenne, représentent un hasard extrêmement rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi notre vanité, notre amour-propre qui nous poussent au culte du génie : car il nous faut l’imaginer très loin de nous, en vrai miraculum, pour qu’il ne nous blesse pas (même Goethe, l’homme sans envie, appelait Shakespeare son étoile des altitudes les plus reculées ; on se rappellera ce vers : « Les étoiles, on ne les désire pas »). Mais, compte non tenu de ces insinuations de notre vanité, l’activité du génie ne paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en tactique ; toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée s’exerce dans une seule direction, à qui toutes choses servent de matière, qui observent toujours avec la même diligence leur vie intérieure et celle des autres, qui voient partout des modèles, des incitations, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien non plus que d’apprendre d’abord à poser des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de toujours les travailler; toute activité de l’homme est une merveille de complication, pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». - D’où vient alors cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe? Qu’eux seuls ont de l’« intuition » ? (Ce qui revient à leur attribuer une sorte de lorgnette merveilleuse qui leur permet de voir directement dans l’«être» !) Manifestement, les hommes ne parlent de génie que là où ils trouvent le plus de plaisir aux effets d’une grande intelligence et où, d’autre part, ils ne veulent pas éprouver d’envie. Dire quelqu’un «divin» signifie : «Ici, nous n’avons pas à rivaliser.» Autre chose : on admire tout ce qui est achevé, parfait, on sous-estime toute chose en train de se faire ; or, personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite; c’est là son avantage car, partout où l’on peut observer une genèse, on est quelque peu refroidi ; l’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir; c’est la tyrannie de la perfection présente. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non pas les hommes de science ; en vérité, cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison.

 

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain (1878), §162, éd. Colli-Montinari, trad. R. Rovini,Gallimard, 1987, t. 1, p. 127-128.

Le texte qui suit peut être opposé au précédent dans la mesure où il analyse de façon critique la notion de génie, ou plutôt une certaine manière d'en user. Le génie est quelquefois sacralisé, mais Nietzsche décèle sous cette admiration excessive une malhonnêteté.

illusion

« Comme nous avons bonne opinion de nous-mêmes, mais sans aller jusqu'à nous attendre à jamais pouvoir faire même l'ébauche d'une toile de Raphaël ou une scène comparable à celles d'un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que pareilles facultés tien­ nent d'un prodige vraiment au-dessus de la moyenne, représentent un hasard extrêmement rare, ou, si nous avons encore des senti­ ments religieux, une grâce d'en haut.

C'est ainsi notre vanité, notre amour-propre qui nous poussent au culte du génie : car il nous faut l'imaginer très loin de nous, en vrai miraculum, pour qu'il ne nous blesse pas (même Goethe, l'homme sans envie, appelait Shakespeare son étoile des altitudes les plus reculées ; on se rappellera ce vers : «Les étoiles, on ne les désire pas»).

Mais, compte non tenu de ces insinuations de notre vanité, l'activité du génie ne paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l'activité de l'inven­ teur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en tactique; toutes ces activités s'expliquent si l'on se représente des hommes dont la pensée s'exerce dans une seule direction, à qui toutes choses servent de matière, qui observent toujours avec la même diligence leur vie intérieure et celle des autres, qui voient partout des modèles, des incitations, qui ne se lassent pas de com­ biner leurs moyens.

Le génie ne fait rien non plus que d'apprendre d'abord à poser des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de toujours les travailler; toute activité de l'homme est une merveille de complication, pas seulement celle du génie : mais aucune n'est un «miracle».

-D'où vient alors cette croyance qu'il n'y a de génie que chez l'artiste, l'orateur et le philosophe? Qu'eux seuls ont de l' «intuition»? (Ce qui revient à leur attribuer une sorte de lorgnette merveilleuse qui leur permet de voir direc­ tement dans !'«être»!) Manifestement, les hommes ne parlent de génie que là où ils trouvent le plus de plaisir aux effets d'une grande intelligence et où, d'autre part, ils ne veulent pas éprouver d'envie.

Dire quelqu'un «divin» signifie: «Ici, nous n'avons pas à rivali­ ser.» Autre chose : on admire tout ce qui est achevé, parfait, on sous-estime toute chose en train de se faire; or, personne ne peut voir dans l' œuvre de l'artiste comment elle s'est faite; c'est là son avan­ tage car, partout où l'on peut observer une genèse, on est quelque peu refroidi ; l'art achevé de l'expression écarte toute idée de deve­ nir; c'est la tyrannie de la perfection présente.

Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l'expression qui passent pour géniaux, et non pas les hommes de science; en vérité, cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu'un enfantillage de la raison.

Friedrich NIE1ZSCHE, Humain, trop humain (1878), § 162, éd.

Colli-Montinari, trad.

R.

Rovini,Gallimard, 1987, t.

1, p.

127-128.. »

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