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Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité

Publié le 06/12/2009

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"Il est assez difficile de comprendre comment il se peut faire que des gens qui ont de l'esprit, aiment mieux se servir de l'esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d'honneur à se conduire par ses propres yeux que par ceux des autres; et un homme qui a de bons yeux ne s'avisa jamais de se les fermer, ou de se les arracher, dans l'espoir d'avoir un conducteur. Sapientis oculi in capite ejus, stultus in tenebri ambulat. Pourquoi le fou marche-t-il dans les ténèbres? C'est qu'il ne voit que par les yeux d'autrui, et que ne voir que de cette manière, à proprement parler, c'est ne rien voir. L'usage de l'esprit est à celui des yeux ce que l'esprit est aux yeux; et de même que l'esprit est infiniment au-dessus des yeux, l'usage de l'esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement, que la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent jamais de leur esprit pour découvrir la vérité." Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité.

Par quels mystères les ténèbres moyenâgeuses auraient-elles privé l'homme de cette volonté qui menait jadis tant de philosophes grecs à user de leur esprit, fécond d'une pensée qui nous influence encore ? Quelles forces obscures auraient donc contraint l'homme à céder son propre jugement contre le préjugé et la rumeur ?  C'est là toute l'interrogation du Révérend Père Malebranche lorsqu'il rédige ces lignes extraites de sa première ½uvre théologique et philosophique, De la recherche de la vérité, publiée en 1674.  Car si l'homme désire tant voir « de ses propres yeux « pour croire à l'existence d'une réalité sensible, il se laisse volontiers guider par l'opinion des autres sur le chemin de la vérité.  Si Nicolas Malebranche ne précise pas dans ce passage les raisons qui poussent l'homme à ne pas user de sa faculté de penser, le philosophe s'attache en revanche à démontrer toute l'absurdité d'un tel comportement.  Pour ce faire, Malebranche emploie une analogie, rapprochant l'esprit des yeux, l'entendement de la vision. Ainsi développe-t-il une argumentation par l'absurde : il serait bien sot de se passer de ses yeux ; or l'esprit est une source de connaissance supérieure ; donc il est encore plus aberrant de vouloir se dispenser de l'usage de l'esprit que l'on possède, et de ne pas penser par soi-même.

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« plus généralement répandue. Mais l'auteur souligne aussi que la passivité de l'esprit ne vient pas d'un défaut dans la constitution de l'homme,dont les facultés sont suffisantes.

En effet, l'esprit - l'ensemble des facultés intellectuelles telles que la raison, laconscience morale ou l'imagination créatrice - est inné et universel, présent divin offert aux hommes (« c'est celuique Dieu leur a donné »).

Ce n'est donc pas la possession mais l'usage des facultés qui fait défaut.

En celaMalebranche rejoint son mentor, René Descartes, qui affirme que « le bon sens est la chose du monde la mieuxpartagée » mais se sent obligé d'écrire un Discours de la méthode pour bien conduire sa raison.

La raison est doncnaturelle à l'homme, mais pas le fait de s'en servir.

Comment le comprendre ? Malebranche ne développera saréponse que dans le passage qui suit cet extrait (De la recherche de la vérité, Livre II, Chapitre 3) et qu'il intitule «Raisons pour lesquelles on aime mieux suivre l'autorité que de faire usage de son esprit ». Il y précisera notamment que « plusieurs causes contribuent à ce renversement d'esprit », parmi lesquelles réside enpremier lieu « la paresse naturelle des hommes, qui ne veulent pas se donner la peine de méditer » et le fait que « laconnaissance des opinions est bien plus d'usage pour la conversation, et pour étourdir les esprits du commun, que laconnaissance de la véritable philosophie qu'on apprend en méditant ».

Mais c'est moins le refus de faire usage deson esprit que l'entêtement qu'ont ses contemporains pour l'autorité des Anciens (les philosophes de l'Antiquité telsSocrate, Platon, Aristote ou Épicure) qui agace Malebranche.

Ce dernier déplore en effet que toute nouveauté soitrefusée sous prétexte « qu'on s'imagine sans raison que les Anciens ont été plus éclairés que nous ne pouvonsl'être, et qu'il n'y a rien à faire où ils n'ont pas réussi.

» C'est donc autant par paresse que par souci de mode (« lascience des opinions anciennes est encore en vogue ») qu'on se refuse, à l'époque de Malebranche, à exercerréellement son esprit pour mener plus avant l'enquête philosophique. Dans son article Qu'est-ce que les Lumières ? (1784), Kant explique quant à lui que c'est bien « la paresse et lalâcheté » qui conduisent tant d'hommes - que le philosophe de Königsberg nomme « mineurs » - à refuser laréflexion, pour se trouver finalement dans une incapacité à décider pour leur propre existence.

Mais si les facteursinternes - tendances presque naturelles chez l'homme - que sont la fainéantise et la couardise peuvent expliquerpourquoi les mineurs se complaisent à ne plus répondre de leurs actes, des facteurs externes sont aussi à l'½uvre etmaintiennent les mineurs dans leur état de dépendance intellectuelle.

C'est là tout le rôle des « tuteurs », hommes «malins » et rusés qui, dans le seul but de prendre et de conserver le pouvoir, profitent de la faiblesse d'autrui pour lemanipuler, l'endoctriner et le fixer dans l'ignorance.Kant livre alors un discours dissolvant contre ces exercices illégitimes du pouvoir, fondés sur d'intolérablesmécanismes de manipulation : si le troupeau des « mineurs » se trouve aujourd'hui asservi par le berger « tuteur », ilest grand temps à l'aube du XVIIIe siècle de renverser la vapeur, et d'éviter que cette mise sous tutelle trop longuen'installe définitivement la « minorité » dans la nature même de l'homme.

D'autant plus que c'est une véritableinterdépendance qui lie les « mineurs », aliénés et asservis, aux « tuteurs », esclaves du pouvoir et de la constantesurveillance qu'ils se doivent d'exercer sur leurs sujets.

Dès lors, l'homme, être pourtant libre par nature - « affranchidepuis bien longtemps d'une direction étrangère » - est entraîné dans une « servitude volontaire » (La Boétie) qui,provoquée par son refus de penser par lui-même, le prive de sa liberté.

C'est aussi ce que déplore le « Newton dumonde moral » Jean-Jacques Rousseau dans l'incipit de son Contrat Social, formule restée célèbre : « L'homme estné libre et partout il est dans les fers ».Ainsi pour Kant n'est-il plus possible de laisser les mineurs dans l'ignorance.

C'est par l'apprentissage et l'instructionque ces derniers doivent atteindre progressivement leur « majorité », acquérir leur autonomie, bref faire par eux-mêmes des choix éclairés et déterminer la « loi » (nomos en grec) de leur action.

C'est dans ce contexte que Kantexhorte hommes et femmes à penser par eux-mêmes : « Sapere Aude.

Aie le courage de te servir de ton propreentendement » telle est la devise qu'il décerne aux Lumières.Fraîchement élu à l'Assemblée législative, le marquis de Condorcet ne fera pas autre chose en remettant son rapport« Sur la nécessité d'une Instruction publique ».

Seulement aura-t-il exprimé la nécessité de faire porterl'apprentissage par l'instance collective qu'est l'État, en ajoutant à l'exigence de diffusion des Lumières celle depermettre à tout citoyen de jouir de ses droits fondamentaux, par la lutte contre l'ignorance.

Car l'instruction estpour Condorcet nécessaire à la réalisation de l'idéal démocratique.

En effet, il n'y a pas d'égalité devant la loi quandles uns savent la lire et l'interpréter alors que les autres l'ignorent. Ainsi c'est bien de la contradiction entre le principe (l'homme, libre par nature, dispose de tout le nécessaire pourpenser par lui-même) et le fait (et pourtant il ne le fait pas, ce qui le conduit à la dépendance) déplorée ici parMalebranche que s'est nourri en partie le XVIIIe siècle, siècle du Progrès et de la « Raison triomphante ». Néanmoins, avant d'en identifier les causes, l'auteur va plutôt développer et souligner dans ce texte l'idée de laprofonde absurdité représentée par le refus des hommes à penser par eux-mêmes. Pour nous en convaincre, Malebranche emploie une analogie : il compare l'esprit aux yeux.

Dans un premier temps (l.4 à 8), l'auteur s'appuie sur le sens commun, tirant son analogie du bon sens et d'un adage latin, ce qui permet déjà- nous verrons comment - de souligner l'absurdité du comportement des hommes.Malebranche raisonne donc par analogie, et compare l'esprit aux « yeux » (l.

5).

L'image est si classique qu'elle aimprégné le langage courant : le mot intuition vient de intuitio, acte de voir d'un seul coup d'½il ; lucidité vient delux, la lumière ; la « lumière naturelle » désigne la raison.La comparaison esprit/yeux, émanant du sens commun, n'est donc pas surprenante.. »

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