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PARLER EST-CE DEJA AGIR ?

Publié le 02/04/2011

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Dans ses maximes d’états, publiées en 1964 le cardinal de Richelieu déclare qu’ « il faut parler peu pour bien agir au gouvernement d’un Etat ». Il soulève ici une idée assez fréquente qui suppose que les mots ne peuvent nous permettre de bien agir.

On définit le fait de parler comme l’action de s’exprimer par le langage, comme le fait de communiquer, c’est à dire de mettre en commun, de partager une idée. Agir, c’est faire, c’est accomplir quelque chose, produire un effet, se comporter.

Il semblerait alors logique de dire que faire et agir sont deux choses contraire, puisque parler, n’engendre que des mots et non pas des actes.

Cependant, parler ne peut-il pas constituer une action à proprement dire ? Parler, est-ce déjà agir ? Lorsqu’une personne se fait insulter, elle peut éprouver un choc bien plus grand que si elle venait de se faire gifler. Dans le cadre du mariage, un seul « je le veux  », permet d’unir un homme et une femme.

Nous pourrions alors nous interroger sur la force de la parole. Parler, n’est-ce pas consubstantiel à l’action ?

Pour répondre à cette question, nous nous demanderons, tout d’abord, dans quelle mesure l’action et la parole constituent deux notions opposées. Puis, nous verrons, comment la parole est nécessaire à l’action. Enfin, c’est parler en tant qu’agissement qui constituera notre dernier point d’analyse.

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Dans quelle mesure la parole et l’action constituent-elles deux notions opposées ?

Nous pourrions nous demander tout d’abord ce qu’est la parole. Parler consiste à articuler des sons afin de faire entendre quelque chose à quelqu’un. La parole est une opération de signification et de communication. La parole est production de sens, elle est l’expression de la pensée dans l’énigmatique pouvoir qui est le sien : celui de s’approprier symboliquement le réel.

Qu’entend-on alors par agir ? Agir consiste à être actif, à produire des effets. Agir consiste en effet à intervenir sur une réalité pour la changer, la modifier, quelle que soit la nature de cette réalité : matérielle, psychologique, institutionnelle ou autre. Dès lors, on a tendance à considérer faire et agir comme des synonymes. Pourtant, ils se distinguent dans la mesure ou le verbe faire est transitif et le verbe agir intransitif. D’un coté, je fais quelque chose, de l’autre j’agis. Pour signifier cette différence, les grecs utilisent généralement deux termes, pour le faire celui du poiesis, qui a donné la poésie, et, pour l’agir, celui de praxis, qui a donné pratique.

Nous croyons, le plus souvent, que ce qui compte, lorsque l’on agit, c’est le résultat. Or si l’on lance une flèche vers une cible, même si elle ne touche pas le centre, cela ne veut pas dire que nous l’ayons mal lancé. Mille choses qui ne dépendent pas de moi, peuvent faire que la cible ne soit pas atteinte. Ainsi, lorsque je dis que je vais faire quelque chose, je n’ai pas encore agi, donc je ne sais pas si je vais tenir la parole que j’ai alors énoncé.

Cependant, nous pouvons aussi parler beaucoup pour ne rien dire de clair et de précis. Le flux de la parole peut ne pas être inspiré par une pensée, mais se développer dans une prolifération qui est du verbalisme. Aussi, bien souvent la prolifération de la parole nuit à la clarté de la pensée, tandis que la retenue dans les mots peut conserver à la pensée sa clarté et sa précision. Un discours pléthorique peut ne pas contribuer à une conscience plus élevée de la pensée. Il suffit pour cela que l’attention de celui qui parle se maintienne plus dans les mots que sur ce qu’ils signifient. Il y a là un défaut du rapport de la pensée au langage qui porte le nom de psittacisme. Il consiste à parler avec des mots sans avoir en vue clairement ce qu’ils représentent. Il y a aussi l’ambiguïté d’une expression dont le flot semble étourdir la pensée.

Dès lors, il semble plus facile de parler que d’agir, et nous nous rapprochons de l’expression populaire qui dit que « la critique est aisée, mais l’art est difficile ». Ce genre de jugements accuse un certain usage de la parole de relever de l’esbroufe avec tous les caractères qui en dérivent : c’est illusoire et mensonger, pléthorique et stérile, peu coûteux et creux comme tout ce qui s’affranchit de l’épreuve du réel. Par contraste, l’action se vérifierait à son effectivité, à sa modestie aussi, gage de son poids de réalité.

De même lorsqu’il s’agit de faire passer un projet du stade de l’intention à celui de sa réalisation, les mots ne peuvent s’en charger. Ils servent à dire ce que l’on projette de faire mais le dire n’est pas le faire. Agir signifie dans ce cas passer à l’acte, exécuter, mettre en œuvre le projet. Construire s’il s’agit d’un projet technique, instituer, faire passer la loi s’il s’agit d’un projet politique. Le réel n’offre aucune résistance à la parole.

De plus, nous pouvons aussi nous demander si parler, ce n’est pas repousser le moment de l’action ?

Le reproche le plus virulent adressé à la parole est de servir à différer le moment de l’acte. Il arrive souvent, qu’en prolongeant les temps de la délibération, on se substitue à l’action. La parole sert alors à se dérober à la responsabilité de l’exécution.

L’usage incantatoire du langage n’est-il pas qu’une illusion ?

Nous avons montrés pourquoi les mots sont impuissants à modifier concrètement les choses. Cependant, notre coté superstitieux en nous se refuse souvent à admettre cette vérité et croit qu’en prononçant le mot, il agit sur la chose. Nous pouvons remarquer la réticence que certains ont à faire usage de certains mots, comme s’ils redoutaient de s’attirer la chose. C’est là l’erreur du magicien. Il se croit puissant en faisant un usage incantatoire du langage. Ses paroles vont faire tomber la pluie, vont détruire le mal qui ravage son pays. Il croit que nous pouvons agir sur les choses comme on agit sur les hommes : par des signes, par des ordres. La causalité magique procède d’une vision politique du réel. Elle reflète un monde dans lequel le rapport des maîtres aux choses, étant médiatisé par des serviteurs, les maitres  peuvent facilement ignorer les contraintes de l’exécution, car celles ci ne sont pas de leur préoccupations. Il leur suffit de commander pour que le travail soit fait. A la différence du magicien, le technicien sait que donner des ordres est une chose différente de l’agissement. Ainsi, celui qui parle peut alors être assimilé au magicien, et celui qui agit, assimilé au technicien. Le caractère incantatoire du langage apparaît alors clairement comme une illusion.

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Mais que serait l’action sans la parole ?

Cependant, la parole est-elle véritablement innocente ? Le langage n’extériorise pas toujours la pensée dans la mesure où l’on peut mentir, porter de faux témoignages. 

Le langage peut aussi être un moyen de manipulation de séduction, comme par exemple, dans la fable du corbeau et du renard. Platon fut le premier à prendre conscience du redoutable pouvoir des mots et à s’en inquiéter, en particulier dans sa critique des sophistes exercés à la joute oratoire. Dans le sophiste il met en garde ses concitoyens contre la séduction des orateurs habiles et opportunistes. Dans la démagogie, c’est la fonction essentielle du langage comme accomplissement de la pensée qui se trouve par là même menacée.

Le « beau parleur » est celui qui est habile ;  il sait subjuguer et tenir en haleine ceux qui l’écoutent. Le beau parleur possède une bonne maîtrise de la rhétorique, c’est un orateur conscient de son pouvoir et même du charme qu’il peut exercer par la parole. De son habileté il tire un pouvoir. Bien parler veut donc dire plusieurs choses : c’est bien s’exprimer, mais aussi savoir persuader habilement, savoir convaincre, savoir séduire par le discours, et par là savoir diriger autrui. Mais, cela ne veut pas dire qu’il faille se méfier de tout discours pour peu qu’il soit élégant. La vérité n’exclut pas la beauté de l’expression et même le recours aux métaphores poétique. Ce qui compte, ce sont les motivations de celui qui parle.

De plus, Prendre la parole n’est-ce pas prendre position ? Le langage n’extériorise pas seulement la pensée, mais l’engage. Il y a donc une responsabilité de mes paroles comme de mes actes.

Ainsi, il est intéressant de présenter le langage comme ouverture du temps de la promesse. La promesse est un acte : \" dire, c’est faire \", et c’est un acte qui consiste à donner. Nous sommes donc dans la problématique du don, et aussi dans celle d’une parole qui vaut seulement pour elle-même et non pas pour ce qu’elle signifierait. Autrement dit : dans la promesse, si le contenu importe évidemment, c’est l’acte qui compte, l’acte du don d’une parole par quoi un certain sujet adviendra éthiquement à lui-même.

Dans une promesse, la réalité ne compte pas : ce qui est dit est dit, et on ne veut rien savoir d’autre. La distinction de la promesse et de l’engagement nous fait reconnaître qu’il n’y a de promesse qu’à l’encontre du monde ou, si l’on préfère, qu’on ne promet jamais que l’impossible : quand il s’agit du possible, ce n’est pas une promesse mais un engagement. Dès lors, il apparaît que parler, c’est s’engager et donc agir. 

A l’opposé, en ne prenant pas la parole, nous risquons donc de sombrer dans la passivité, et de laisser les choses se faire, sans avoir aucun impact sur sa vie.

Que serait alors l’action sans la parole ? La parole est aussi en soi une action dans la mesure où il faut prendre la parole. Cette expression signifie que la parole est d’ordinaire confisquée par les plus puissants ou les plus habiles. « Prendre la parole » requiert souvent du courage, et en premier lieu celui de s’exposer. Hannah Arendt a particulièrement souligné cette essence de la parole en montrant que l’identité personnelle de chacun ne peut apparaître qu’en s’exprimant dans l’acte de parole et dans toutes les autres modalités de la vie active. « La pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole a le double caractère de l’égalité et de la distinction Si les hommes n’étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l’avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n’étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils n’auraient besoin ni de la parole ni de l’action pour se faire comprendre. Il suffirait de signes et de bruits pour communiquer des désirs et des besoins immédiats et identiques [...] ». Nous pouvons alors dire qu’il existe un lien étroit entre action et parole, et, de fait, il n’est possible de parler sans agir. La limite de l’action serait alors le fait qu’elle est besoin, nécessairement, de la parole, pour exister.

Sartres, dans Qu’est-ce que la littérature, écrit : « la parole est un zéphyr qui court légèrement à la surface des choses, qui les effleure sans les altérer. (…) Parler c’est agir : toute chose qu’on nomme n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence ». Si il admet que parler, c’est agir, il suggère cependant, qu’en nommant les choses, et en leur conférant un sens, la parole ne laisse pas le monde inchangé.

Cependant, le mot fait véritablement exister pour la conscience. Ce qu’on ne nomme pas n’a pas d’existence pour nous. Nommer consiste à tirer du néant, à faire venir à l’existence. La parole fait surgir le réel en le dévoilant. La parole a donc une fonction créatrice, ou même destructrice, comme cela est souligné dans la bible :    « Dieu dit : « Que le lumière soit ! » et la lumière fut », dans la Génèse.

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Quel est alors le pouvoir agissant de la parole ?

Le langage est une activité sociale. En effet, il n’y a pas de langage or société humaine. Le langage est le propre de l’homme dans la mesure où l’homme est un animal social

Une énonciation est performative lorsqu'elle ne se borne pas à décrire un fait mais qu'elle « fait » elle-même quelque chose. Un exemple typique d'expression performative est la phrase « Je vous déclare mari et femme » que prononce le maire lors d'un mariage. La phrase fait changer les fiancés de statut : en la prononçant le maire constitue les fiancés comme mari et femme, ils passent de l'état de fiancés à celui de mariés. Il y a donc plus dans l'énonciation de cette expression que la description d'un fait : dire cette phrase, c'est accomplir un acte (en disant qu'on l'accomplit, il s'agit donc d'un tout autre acte que celui de prononcer la phrase).

J .L Austin dans « How to do things with words », 1962, traduit par « Quand dire c’est faire », montre que nos énoncés, nos paroles ne sont pas seulement des propositions descriptives, destinées à être vraies ou fausses, mais des actes qui produisent déjà des effets.

C’est l’exemple des propositions du même type que « je vous déclare mari et femme », qui octroie immédiatement au mariés un statut social différent…

J.L Austin appelle cela une énonciation performative. Pour lui, une parole a trois dimensions : l’acte locutoire : un mot renvoie à un sens, l’acte illocutoire, le fait qu’un énoncé doit s’entendre déjà comme une action et enfin l’acte perlocutoire, le fait qu’un énoncé provoque un effet, au delà de sa simple compréhension.

« Quel nom donner à une phrase ou à une énonciation de ce type ? Je propose de l’appeler une phrase performative, ou une énonciation performative (…) ce nom dérive bien sure du verbe « perform » verbe qu’on emploie d’ordinaire avec le substantif action. Il indique que produire l’énonciation c’est déjà exécuter une action. »

On peut donc dire, avec J.L Austin, que la parole vaut l’acte. Ainsi, dans la Genèse, lorsque Laban, le beau-père de Jacob, accuse celui-ci d’avoir voler ses statues pour empêcher son idolâtrie, Jacob, pour se défendre, déclare qu’il n’y est pour rien, et ajoute même qu’il maudit celui qui a commis le vol. C’est ainsi que quelques jours plus tard, la femme de Jacob, qui avait volé les statues de Laban, son père, décède.

Si l’action de dévoiler le réel a une telle importance, on comprend que ce soit un des grands enjeux de pouvoir au sein d’une communauté d’hommes. Ainsi, tous les grands chefs politiques se doivent de manier parfaitement l’art de la rhétorique.  La parole apparaît alors comme un pouvoir asservissant de la parole sophistique ou encore comme un pouvoir libérateur de la parole philosophique.

Il apparaît donc aussi que parler, c’est, en quelques sortes, prendre le pouvoir.

Le langage nous permet de communiquer avec les autres. Communiquer,  c’est donc bien plus qu’informer. S’informer veut dire acquérir un savoir, l’information est reçue et elle est plus ou moins bien comprise et assimilée. La communication suppose non seulement le fait de transmettre une information, mais encore de l’avoir si bien intégrée, que nous devenons capables de la commenter, de la discuter et de retourner à un interlocuteur un avis intelligent. La communication donne lieu à un échange vivant de point de vue. Elle suppose implicitement le dialogue, mais elle n’est pas seulement le dialogue qui ne se construirait qu’à deux ; le mot communiquer appelle un pluriel qui peut s’étendre au-delà de deux, à trois, dix ou cent. Si nous pouvons dialoguer à deux, on communique à plusieurs. La communication n’est pas niée par la différence des points de vue, mais au contraire, elle en est enrichie. En ce sens le désaccord, tant qu’il reste courtois, n’est pas un échec de la communication. Le langage est un médiateur entre moi et autrui.

 Par la parole, les hommes entrent en contact, se touchent par une autre opération que celle de la rencontre des épidermes.   La parole induit des effets psychologiques. Comme la musique elle suscite des états émotionnels, affectifs. C’est même, pour Rousseau, « parce que l’homme est un être de passion, en relation affective avec le monde et avec les autres qu’il parle. » Il s’efforce d’exprimer les états de son âme afin de toucher une autre âme et de nouer la relation humaine au niveau de la sensibilité. La parole a donc aussi une fonction psychologique.

Enfin, dans quelle mesure la parole exerce-t-elle un pouvoir sur moi même ? La parole nous permet d’extérioriser notre pensée. Des lors, nous ne prenons conscience d’une chose que dès lors que nous l’avons prononcé. On pourrait alors renverser la phrase de Boileau, et dire que ce qui « s’énonce clairement » « se conçoit bien ». ainsi, en plus d’etre médiateur entre moi et autrui, la parole est aussi médiateur entre moi et moi même.    Ainsi, on remarque une fonction thérapeutique de la parole. Exprimer son angoisse, c’est déjà être moins angoissé, dire sa faute, c’est déjà se sentir moins coupable, dire ce qui ne va pas dans la relation à l’autre, c’est commencer à dénouer le conflit, prélude peut-être à un nouvel avenir de ce qui semblait compromis.

   La parole a des effets cathartiques. D’où la pratique de la confession à l’œuvre dans le catholicisme ou les thérapeutiques psychologiques dont nos concitoyens font un grand usage aujourd’hui. Cf. le cours sur la psychanalyse pour développer ce point. Freud disait que « ce qui l’on ne dit pas avec des mots, on l’exprime par des maux.»

 

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     Au terme de cette analyse, force est de constater que se demander si parler, c’est déjà agir nous confronte à un écueil dans la mesure ou d’une part, parler et agir sont deux notions, non seulement contraires, mais aussi contradictoires, et que, d’autre part, parler semble nécessaire à tout agissement. C’est pourquoi, dans un but précis de mener une recherche productive, et d’évincer les affirmations péromptoires, il apparaît clairement que parler est une action à proprement dire. 

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