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Pensez-vous que les chansons soient de la poésie?

Publié le 03/01/2011

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« La poésie est un chant intérieur « disait Chateaubriand dès la fin du XIXème siècle : ce lien profond entre poème et chant qui touche à l’âme même de l’homme se retrouve dans toutes les civilisations à toutes les époques, et tire son origine dans les racines communes des deux arts. Bien que la poésie soit largement répandue de nos jours, sa définition reste ambiguë; on la définira comme la recherche de la beauté par l’excellence formelle et l’ensemble des traits qui caractérisent la création dans le but d’exprimer des sentiments personnels. La chanson est un texte chanté et mis en musique, donc la caractéristique principale est un accompagnement d’instruments qui lui confère une mélodie propre ; on appellera aussi mélodie les modulations intonatives de la voix du chanteur. Poésie et chanson n’ont cessé d’évoluer en parallèle, si bien qu’elles sont communément confondues dans le langage courant. On peut ainsi légitiment se demander si chansons et poésie ne font qu’un.

Les chansons sont-elles de la poésie ?

Les caractéristiques propres de ces deux genres artistiques les différencient d’emblée. Malgré tout, ils se rejoignent dans leurs principes fondamentaux ; c’est donc à l’époque moderne que la ligne entre chanson et poésie a été clairement tracée.

 

Ce qui caractérise une chanson d’un poème est sa mélodie : alors que des paroles de chanson peuvent être considérées comme un texte à valeur poétique et qu’un poème contemporain peut être doté de musicalité, celui-ci n’est pas accompagné d’une mélodie qui sera la particularité de la chanson. Cette mélodie dans la chanson est en soi plus importante que les paroles elles-mêmes : après quelques écoutes on peut aisément fredonner l’air d’une chanson, alors qu’il est plus difficile de retenir les paroles. La mélodie d’une chanson est en quelque sorte sa signature, dont les plus célèbres sont reconnaissables par tous : petits et grands peuvent identifier les airs des comptines pour enfants par exemple. De même, une chanson chantée a cappella paraît vide et est parfois encore impossible à identifier. Ainsi, plus que les paroles, c’est la mélodie qui donne véritablement son identité à une chanson. L’attention se porte donc plus sur celle-ci que sur le texte, qui devient de fait secondaire. D’une certaine façon, les sentiments de l’artiste ou le message qu’il veut faire passer n’est pas seulement véhiculé par le texte mais aussi par la musique : ce n’est donc plus de la poésie, car l’excellence formelle n’est plus atteinte par la langue même, mais aussi par la mélodie.

De plus, la motivation de la poésie est souvent différente de celle de la chanson. Tout d’abord, la chanson est devenue un art populaire grâce à la présence d’une mélodie entraînante. Le domaine de la chanson s’est aujourd’hui transformé en un véritable business, que les chanteurs utilisent parfois à leur avantage : le chanteur peut écrire des chansons dans le seul but de gagner son pain quotidien, alors que le poète reste dans l’ombre et ne peut pas s’enrichir de son art. La motivation du poète est donc à chercher autre part, et découle de l’utilisation profonde de la langue, seul moyen d’expression du poète. « La poésie est l’étoile qui mène à Dieu, rois et pasteurs « a dit Victor Hugo dans sa Fonction du Poète : la poésie est un moyen d’élévation de soi-même, car la langue procure des possibilités infinies qui permettent d’exprimer souffrance, rêve ou encore amour. Le poète n’est plus seul face à ce qu’il ressent, les mots partagent ses émotions car il peut les faire parler de part son art. Le langage poétique fait appel aux sens, à l’imagination du lecteur et à ceux du poète lui-même : le poète se sent réconforté par son art qui le soutient. La poésie permet aussi de se transcender car elle offre un véritable défi au poète : comment exprimer des émotions complexes par des mots aussi riches soient-ils ? Il devra se dépasser pour trouver les mots justes et jouer sur les sonorités, les rimes et la disposition spatiale des vers pour parvenir à extérioriser ses sentiments : la poésie est ainsi un exercice de style littéraire. Tout ceci est impossible pour celui qui compose une chanson, car la musique occupe une place trop importante pour laisser place à la beauté du texte. Le chanteur doit trouver un équilibre entre musique et paroles, et utilise donc aussi la mélodie comme vecteur de ses émotions. Il peut certes se trouver élevé par sa chanson, mais ceci est alors en partie provoqué par un mariage subtil de rythmes, harmonies et volume impossibles chez la poésie : l’élévation est aussi entrainée par la musique, contrairement à la poésie. Ces motivations différentes vont nécessairement engendrer des aspirations divergentes.

En effet, le poète aspire à une transcendance personnelle, alors que le chanteur cherche une reconnaissance publique. La poésie est avant tout un art solitaire, et le poète est seul devant ses mots : il ne peut que réfléchir à ses propres sentiments. En couchant sur papier ses émotions, le poète cherche avant tout à les canaliser ou à se chercher au plus profond de son être, et il utilise pour ceci toute la palette que lui offre la langue. De ce fait, « le poète est à la fois le plus solitaire et le moins solitaire des hommes « comme disait Charles-Ferdinand Ramuz dans ses Remarques : seul devant son bureau, il peut se délivrer de ses sentiments par les mots qui eux seuls comprennent sa douleur. Le chanteur, lui, ne peut pas travailler seul : s’il appartient à un groupe il devra partager ses paroles et sa musique, donc ses sentiments personnels avec le reste du groupe, ce qui enlèvera l’intimité et donc toute la valeur de ses émotions. S’il travaille seul, il sera victime de la popularité de la chanson : il devra mettre sa survie entre les mains du public connaisseur qui devra acheter ses chansons et lui offrir une reconnaissance publique pour qu’il gagne sa vie. De plus, le chanteur chante pour un public, que ce soit lors d’un concert ou lorsqu’il enregistre son disque, car la chanson est devenue un art populaire. Contrairement au poète enfermé dans sa tour d’ivoire, le chanteur dépend ainsi des autres dans son art et ne peut donc pas aspirer aux mêmes valeurs.

Les chansons diffèrent de la poésie par la présence de musique, la motivation et l’aspiration de l’artiste. Cependant, les deux disciplines restent cousines de par leur naissance commune en Grèce antique.

 

La lyre d’Orphée est probablement la première trace majeure d’un amalgame chanson-poésie. La lyre était l’instrument par excellence du poète dans l’Antiquité grecque ; la poésie est marquée dès son origine par l’accompagnement à la lyre, qui la rapproche ainsi fortement d’une chanson. On dit même que le chant d’Orphée envoûtait animaux, arbres et dieux : le chant couplé au poème prend ainsi toute son importance. Le poème devient paroles, la lyre son accompagnement : Orphée, le premier véritable poète de l’histoire, était donc à la fois poète et chanteur. De plus, la poésie s’oriente chez les Grecs vers une recherche esthétique, avec rimes et musicalité, à cause de la dimension musicale du poème véhiculé notamment par le mythe d’Orphée mais aussi par Apollon, dieu de la poésie, du chant et de la musique et parfois représenté avec une lyre. La présence d’éléments harmonieux sonores rappelle un chant et apportent au poème grec une musicalité complémentaire aux mots. L’aspect musical et chanté subsistera dans la culture occidentale avec les troubadours au Moyen-Age. Ils étaient à la fois poètes et musiciens qui mettaient en musique leurs propres poèmes en composant des mélodies. Tels des poètes grecs du Moyen-Age, ils écrivaient leurs poèmes en vers et les chantaient à la cour des grands des seigneurs ou dans les villages. Les poèmes des troubadours appartiennent à ce qu’Aristote définissait dans sa Poétique comme le genre épique, narrant les hauts faits de héros, et que l’on appelle aussi chansons de geste. Un des exemples les plus célèbres de chanson de geste est La Chanson de Roland, écrite en vers au XIème siècle, qui reflète la dualité chant-poème de par sa nature et sa forme versifiée.

Depuis leur origine commune, chansons et poèmes ont aussi souvent partagé les mêmes fonctions. L’une d’elles est l’expression de sentiments, de loin la plus répandue : d’innombrables poèmes et chansons manifestent les affres amoureuses de l’artiste ou sa souffrance. L’engagement politique est aussi un thème récurrent dans les chansons et les poèmes. Victor Hugo s’oppose fermement au régime de Napoléon III dans Les Châtiments, le gratifiant du sobriquet de « nain immonde « dans son poème Napoléon III. Le Chant des Partisans, composé pendant la Révolution Française, unifiait les résistants français et agissait comme un symbole de l’insurrection française conte l’occupation nazie. La similarité des fonctions de la chanson et de la poésie vient du fait que les sentiments et les idéologies sont transportés par le texte poétique, présent dans la poésie et dans la chanson sans que la musique n’intervienne notoirement. Le poète et le compositeur sont tous deux soucieux du rôle de son œuvre, mais ils restent deux artistes et se préoccupent donc de la beauté et de la perfection.

Cette perfection formelle du poème et de la chanson poursuit l’idéal de la recherche de l’esthétique, de la beauté. Poème et chanson jouent tous deux sur le langage pour atteindre la perfection, et la chanson a comme avantage de pouvoir recourir à la musique pour parachever cet absolu. La perfection de la forme du poème est symbolisée par les rimes, les vers et les sonorités du texte poétique utilisés par l’artiste. Cette quête de la beauté est donc similaire pour les deux genres, tous deux devant façonner la langue pour concilier expression des sentiments et finesse de l’expression. Cette similitude prend sa source dans l’objectif confondu de la chanson et de la poésie, la beauté du langage utilisé étant un moyen de démultiplier l’intensité des sentiments : la méthode employée par la chanson et par la poésie est la même.

On peut considérer que la chanson est un type de poésie à travers leur fonction similaire, la recherche de l’esthétique formelle comme méthode d’expression des sentiments et leur naissance proche. Mais malgré leurs débuts en parallèle, ces deux disciplines ont divergé au fil du temps avec la codification progressive de la poésie lyrique et la popularisation de la chanson.

 

      Au XVIème siècle, la structure du sonnet est introduite en France, et sera notamment utilisée par les membres de la Pléiade. Le sonnet annonce la révolution formelle de la poésie qui la séparera définitivement de la chanson. Progressivement, la poésie ne définit plus que la poésie lyrique, versifiée et en rimes, et donc les règles sont fixées dans l’Art Poétique de Boileau. La poésie devient un art noble, royal, emblématisée par le groupe de la Pléiade, alors que la chanson reste cantonnée à la population rurale moins éduquée : les chansons populaires qui se développent à cette époque sont dénuées de rimes, de vers et de préoccupation esthétique, et certaines d’entre elles sont devenues de nos jours des comptines pour enfants. On constate aussi la disparition de la musique dans la poésie, qui devient récitée et plus chantée et n’est plus que bornée aux simples mots. Alfred de Musset dit dans Les Marrons du Feu « La poésie [...] c’est bien. Mais la musique, c’est mieux [...] «, ce qui souligne une nouvelle fois la division entre musique et poésie qui a subsisté au XIXème siècle et jusqu’à nos jours. Avec le XXème siècle et l’époque moderne, le processus inverse se déroule. La poésie se dégage peu à peu de son carcan lyrique en prenant de nouvelles formes, comme le calligramme de Guillaume Apollinaire ou la poésie en prose de Francis Ponge. Inversement, c’est la chanson qui va se détacher de la poésie avec l’avènement de sa popularité, amené par l’invention de la radio et du disque vinyle. La popularisation de la chanson laisse une part belle à la musique, qui devient la marque d’une chanson. Alors que c’est la poésie qui a véritablement débuté la rupture entre chanson et poésie, le développement fulgurant de la chanson à l’époque moderne a définitivement scindé la chanson et le poème en deux genre artistiques aux caractéristiques propres.

      L’attitude du grand public de nos jours et la vision qu’il porte sur ces deux disciplines découle directement de leur séparation dans l’Histoire. La chanson est aujourd’hui ancrée dans toutes les cultures et omniprésente dans notre vie quotidienne à cause de sa popularité. On a déjà observé que c’était la présence d’une mélodie, caractéristique première d’une chanson, qui avait déclenché cette popularité. La chanson est ainsi perçue comme un art populaire, accessible et libre. En revanche, la poésie, du fait de son opacité et de sa codification débutée dès le XVIème siècle, est dans la culture populaire un art intellectuel, plus discret et abstrait. Ces mentalités opposées transforment ces deux disciplines en deux arts vus de manière totalement antithétique, l’un étant un art du peuple et l‘autre un art des intellectuels : ainsi la chanson n’est pas communément perçue comme de la poésie.

      Du fait aussi de cette différenciation moderne et de la place grandissante de la musique dans le domaine de la chanson, la chanson a perdu les valeurs qu’on lui attribuait conjointement avec la poésie. En effet, le poème est resté un art et un exercice de style solitaire et borné à la langue : le travail du poète sera donc de tendre constamment vers la perfection du langage, en n’omettant aucun détail car le poids des mots est le cœur de la poésie. La chanson, en revanche, est par définition un équilibre subtil entre musique et poésie. L’artiste doit ainsi non seulement prétendre à l’esthétique textuelle, mais aussi être attentif à la complémentarité de la mélodie, qui doit être non seulement harmonieuse, mais qui doit aussi enrichir les paroles à travers cette harmonie, et vice versa. Il est ainsi possible que l’artiste néglige certains aspects de son texte poétique car celui-ci ne satisferait pas les exigences de la mélodie, mais dans tous les cas le compositeur ne peut plus poursuivre le même objectif que l’artiste, car il est restreint par la musique. Alors que la poésie cherche la perfection seule, la chanson est contrainte à la quête assidue d’un équilibre.

      En résumé, chanson et poésie sont devenues deux disciplines à part entière au cours du temps, ce qui a entraîné une perception opposée de nos jours et des valeurs divergentes.

 

      Nées dans la coalescence et poursuivant d’un but similaire en traitant les sentiments d’une manière analogue, chanson et poésie restent différenciées dans leur forme, leurs motivations et leurs ambitions. Ces deux genres se sont séparés à partir de la Renaissance pour ne plus jamais se croiser, et sont aujourd’hui vus et pratiqués de façon dissemblable. Cependant, l’émergence du slam, nouveau genre musical qui consiste en la scansion d’un texte poétique, fait resurgir la diction scandée des poètes gréco-romains de l’Antiquité. Assisterions-nous à une fusion moderne de la chanson et de la poésie ?

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