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Pierre et Jean Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie presque vide.

Publié le 11/04/2014

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Pierre et Jean Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudes aux tables de chene, la caissiere lisait un roman, tandis que le patron, en manches de chemise, dormait tout a fait sur la banquette. Des qu'elle l'apercut, la fille se leva vivement et, venant a lui: --Bonjour, comment allez-vous? --Pas mal, et toi? --Moi, tres bien. Comme vous etes rare? --Oui, j'ai tres peu de temps a moi. Tu sais que je suis medecin. --Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si j'avais su, j'ai ete souffrante la semaine derniere, je vous aurais consulte. Qu'est-ce que vous prenez? --Un bock, et toi? --Moi, un bock aussi, puisque tu me le payes. Et elle continua a le tutoyer comme si l'offre de cette consommation en avait ete la permission tacite. Alors, assis face a face, ils causerent. De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarite facile des filles dont la caresse est a vendre, et le regardant avec des yeux engageants elle lui disait: --Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? Tu me plais beaucoup, mon cheri. Mais deja il se degoutait d'elle, la voyait bete, commune, sentant le peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaitre dans un reve ou dans une aureole de luxe qui poetise leur vulgarite. Elle lui demandait: --Tu es passe l'autre matin avec un beau blond a grande barbe, est-ce ton frere? --Oui, c'est mon frere. --Il est rudement joli garcon. --Tu trouves? --Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant. Quel etrange besoin le poussa tout a coup a raconter a cette servante de brasserie l'heritage de Jean? Pourquoi cette idee, qu'il rejetait de lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait par crainte du trouble apporte dans son ame, lui vint-elle aux levres en cet instant, et pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il eut eu besoin de vider de nouveau devant quelqu'un son coeur gonfle d'amertume? Il dit en croisant ses jambes: --Il a joliment de la chance, mon frere, il vient d'heriter de vingt mille francs de rente. III 33 Pierre et Jean Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides: --Oh! et qui est-ce qui lui a laisse cela, sa grand'mere ou bien sa tante? --Non, un vieil ami de mes parents. --Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne t'a rien laisse, a toi? --Non. Moi je le connaissais tres peu. Elle reflechit quelques instants, puis, avec un sourire drole sur les levres: --Eh bien! il a de la chance ton frere d'avoir des amis de cette espece-la! Vrai, ca n'est pas etonnant qu'il te ressemble si peu! Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda, la bouche crispee: --Qu'est-ce que tu entends par la? Elle avait pris un air bete et naif: --Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de chance que toi. Il jeta vingt sous sur la table et sortit. Maintenant il se repetait cette phrase: "Ca n'est pas etonnant qu'il te ressemble si peu." Qu'avait-elle pense, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes il y avait la une malice, une mechancete, une infamie. Oui, cette fille avait du croire que Jean etait le fils du Marechal. L'emotion qu'il ressentit a l'idee de ce soupcon jete sur sa mere, fut si violente qu'il s'arreta et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour s'asseoir. Un autre cafe se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise, et comme le garcon se presentait: "Un bock", dit-il. Il sentait battre son coeur; des frissons lui couraient sur la peau. Et tout a coup le souvenir lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la veille: "Ca ne fera pas un bon effet." Avait-il eu la meme pensee, le meme soupcon que cette drolesse? La tete penchee sur son bock il regardait la mousse blanche petiller et fondre, et il se demandait: "Est-ce possible qu'on croie une chose pareille?" Les raisons qui feraient naitre ce doute odieux dans les esprits lui apparaissaient maintenant, l'une apres l'autre, claires, evidentes, exasperantes. Qu'un vieux garcon sans heritiers laisse sa fortune aux deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais qu'il 1s donne tout entiere a un seul de ces enfants, certes le monde s'etonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n'avait-il pas prevu cela, comment son pere ne l'avait-il pas senti, comment sa mere ne l'avait-elle pas devine? Non, ils s'etaient trouves trop heureux de cet argent inespere pour que cette idee les effleurat. Et puis comment ces honnetes gens auraient-ils soupconne une pareille ignominie? III 34

« Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides: —Oh! et qui est-ce qui lui a laisse cela, sa grand'mere ou bien sa tante? —Non, un vieil ami de mes parents. —Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne t'a rien laisse, a toi? —Non.

Moi je le connaissais tres peu. Elle reflechit quelques instants, puis, avec un sourire drole sur les levres: —Eh bien! il a de la chance ton frere d'avoir des amis de cette espece-la! Vrai, ca n'est pas etonnant qu'il te ressemble si peu! Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda, la bouche crispee: —Qu'est-ce que tu entends par la? Elle avait pris un air bete et naif: —Moi, rien.

Je veux dire qu'il a plus de chance que toi. Il jeta vingt sous sur la table et sortit. Maintenant il se repetait cette phrase: “Ca n'est pas etonnant qu'il te ressemble si peu.” Qu'avait-elle pense, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes il y avait la une malice, une mechancete, une infamie.

Oui, cette fille avait du croire que Jean etait le fils du Marechal. L'emotion qu'il ressentit a l'idee de ce soupcon jete sur sa mere, fut si violente qu'il s'arreta et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour s'asseoir. Un autre cafe se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise, et comme le garcon se presentait: “Un bock", dit-il. Il sentait battre son coeur; des frissons lui couraient sur la peau.

Et tout a coup le souvenir lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la veille: “Ca ne fera pas un bon effet.” Avait-il eu la meme pensee, le meme soupcon que cette drolesse? La tete penchee sur son bock il regardait la mousse blanche petiller et fondre, et il se demandait: “Est-ce possible qu'on croie une chose pareille?” Les raisons qui feraient naitre ce doute odieux dans les esprits lui apparaissaient maintenant, l'une apres l'autre, claires, evidentes, exasperantes.

Qu'un vieux garcon sans heritiers laisse sa fortune aux deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais qu'il 1s donne tout entiere a un seul de ces enfants, certes le monde s'etonnera, chuchotera et finira par sourire.

Comment n'avait-il pas prevu cela, comment son pere ne l'avait-il pas senti, comment sa mere ne l'avait-elle pas devine? Non, ils s'etaient trouves trop heureux de cet argent inespere pour que cette idee les effleurat.

Et puis comment ces honnetes gens auraient-ils soupconne une pareille ignominie? Pierre et Jean III 34. »

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