Puissance de la parole de P. RICCEUR
Publié le 10/01/2020
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« Il n'y a pas un règne du travail et un empire de la parole qui se limiteraient du dehors, mais il y a une puissance de la parole qui traverse et pénètre tout l'humain, y compris la machine, l'outil et la main. » Quelques pages avant le texte qui suit, Paul Ricceur exprime ainsi son inquiétude devant « l'apothéose du travail » qui lui semble dominer les sociétés modernes. Il rappelle ici pourquoi la parole est, autant que le travail, constitutive de la condition humaine.
Point de parole, d’abord, sans une activité de discrimination par quoi le verbe de l’action et son agent (et éventuellement son terme, son effet, ses moyens) sont distingués. À cette activité de discrimination se rattache la grande œuvre de dénomination ; car les deux choses sont liées : distinguer et nommer les objets, les aspects des objets, les actions, les qualités, etc. Discriminer est la première œuvre, articuler est la seconde. C’est parce que la parole articule en phrases, verbes et noms, adjectifs, compléments, pluriel, etc., que nous maîtrisons notre action elle-même par une sorte de « phrasé » de nos gestes ; toute notre action est ainsi sous-tendue de distinctions et de relations. Hors de ce « phrasé », l’homme demeure dans l’inarticulé et le confus. Le sens de ce phrasé n’est point une transformation des choses ou de nous-mêmes, n’est point une production au sens propre, mais une signification et toute signification désigne à vide ce que le travail remplira, au sens où l’on remplit un projet, un vœu, un dessein.
Ce vide des significations est sans doute à l’origine de la misère du langage et de la misère de la philosophie ; mais il fait d’abord la grandeur du langage, car c’est par ce vide des significations qui désignent et ne font pas, que la parole articule et structure l’action.
Or cette « impuissance » de la parole, au regard de la « puissance » du travail, est bien une opération, une œuvre, sans pourtant que la parole soit au sens propre un travail. Pour dire la même chose plus fortement, ce que nous appelions le « phrasé » de l’action est une « proposition » (au sens où l’on parle en grammaire d’une proposition relative, infinitive, etc.) ; or, toute proposition manifeste un acte de poser. L’homme qui parle pose un sens ; c’est sa manière verbale d’œuvrer.
Cette activité positionnelle se dissimule dans la parole quotidienne, fatiguée d’être parlée ; elle surgit au premier plan dans le langage mathématique où la dénomination est toujours jeune. « On nomme volume une portion de l’espace limitée en tous sens. On nomme surface... on nomme ligne... enfin on nomme point... » Brice Parain s’émerveillait naguère de ce pouvoir de poser, déformer un sens en nommant : « C’est la dénomination qui est le premier jugement... nos paroles créent des êtres et... ne se contentent pas de manifester des sensations... le langage est par nature une abstraction en ce sens qu’il ne manifeste pas la réalité, mais qu’il la signifie dans la vérité.* » Ecrasante responsabilité de bien parler.
Paul Ricœur, Histoire et vérité, Seuil, 1955, pp. 217-218.
«
main.
" Quelques pages avant le texte qui suit, Paul Ricœur exprime ainsi son inquiétude devant " /'apothéose du travail » qui lui semble dominer les sociétés modernes .
Il rappelle ici pourquoi la parole est, autant que le travail, constitutive de la condition humaine.
Point de paro le, d'abord, sans une activité de discrimination
par quoi le verbe de l'action et son agent (et éventuelle ment
son terme, son effe t, ses moyens) sont distingués.
À cette acti
vité de discrimination se rattache la grande œuvre de dénomi
nation ; car les deux choses sont liées : distinguer et nommer
les objets, les aspects des objets, les actions, les qualités, etc.
Discrimine r est la première œuvre, articuler est la seco nde.
C'est
parce que la paro le articule en phrases, verbes et noms , adjec
tifs, compléments, pluri el, etc., que nous maîtrisons notre action
elle-même par une sorte de « phrasé » de nos gestes : toute notre
action est ainsi sous-tendue de distinctions et de relations.
Ho rs
de ce« phrasé», l'homme dem eure dans l'in articu lé et le con
fus.
Le sens de ce phrasé n'est point une transformation des
choses ou de nou s-mêmes, n'est point une production au sens
propre, mais une significatio n et toute sign ification dés ign e à
vide ce que le travai l remplira, au sens où l'on rem plit un pro
jet, un vœu, un dessein.
Ce vide des significations est sans doute à l'origine de la
misère du lan gage et de la misère de la philo soph ie ; mais il
fait d'abord la grandeur du langage, car c'est par ce vide des
sign ifications qui désigne nt et ne font pas, que la parole arti
cule et structure J' action.
Or cette « impuissance » de la paro le, au regard de la « pui s
sance » du travail, est bien une opération, une œuvre, sans pour
tant que la parole soit au sens propre un travail.
Pour dire la
même chose plus fortement, ce que nous appe lions le «phrasé»
de l'action est une «proposition» (au sens où l'on parle en
grammaire d'u ne proposition relative, infinitive, etc.); or, tout e
proposition manifeste un acte de poser.
L'homme qui par le pose
un sens; c'est sa manière verbale d'œuvrer.
Cette activité positionnelle se dissimule dans la parole quo
tidienne, fatiguée d'être parlée; elle surgit au premier plan dans
le langage mathématique où la dénominati on est toujours jeune.
«On nomme volume une portion de l'espace limitée en tou s
sens.
On nomme surface ...
on nonune ligne ...
enfin on nomme
point...» Brice Parain s'émerveillait naguère de ce pouvoir de.
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