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Bao Daï, le dragon

Publié le 22/02/2012

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24 août 1945 - A l'occasion de la publication des " mémoires " de Bao Dai en 1980, jean Lacouture se souvient. Je crois avoir rencontré l'ancien empereur Bao Daï à quatre reprises. La première fois à Hanoï, au début du mois de février 1946, à la veille des accords Hô Chi Minh-Sainteny : alors " conseiller suprême " du gouvernement Vietminh, il tenait au visiteur des propos peu favorables au compromis qui se préparait avec la France; la deuxième fois, en 1950 à Cannes, d'où il exerçait une autorité à éclipses sur le Vietnam nationaliste; la troisième, en 1953 à Ban-Mé-Yhuot, bourgade des plateaux " moïs ", où la conversation sur l'avenir de son pays en guerre fit assez vite place à des souvenirs sur la chasse au tigre; la dernière, à Paris, au cours de l'été 1970, sur un trottoir parisien où, en bras de chemise, il attendait démocratiquement l'autobus. Aucune de ces rencontres ne me fit beaucoup progresser dans la connaissance de cet homme intelligent, réfléchi, ambigu, auquel, écrivit-il, le général de Lattre ( " mon commandant), lançait un jour, à brûle-pourpoint : " Sire, je vous aime bien parce que vous êtes secret. Propos que l'intéressé commente ainsi, sans timidité : " Ce n'est pas au caractère secret de l'Asiatique qu'il fait allusion, mais au secret de l'homme d'Etat. " Ah ! ces faiseurs de Mémoires ! en lira-t-on un quelque jour qui saura reconnaître une erreur, fût-elle minime, une faiblesse, fût-elle passagère, une hésitation, fût-elle fugace ? Lui dont le nom est lié-non sans injustice parfois-à des revers si constants, à un échec si persistant, vous ne le trouvez jamais en défaut (ici). Il n'est pas de proposition judicieuse qu'il n'ait faite, de critique pénétrante qu'on ne lui doive; et toujours, dans les entretiens, le dernier mot lui appartient. Il vous a une façon de clouer le bec-vingt-cinq ans-à quelque interlocuteur que ce soit, leader communiste, haut-commissaire français, diplomate américain... Et quand il fait allusion à la corruption qui entretint un halo si néfaste autour de ce qu'on a appelé le " baodaïsme ", comme naguère autour du Kuomintang chinois, c'est sur un ton presque méprisant. Des broutilles. La meilleure partie de ce livre, celle où Bao Daï manifeste le plus de lucidité, c'est la critique qu'il fait de ses partenaires français et, plus généralement, de la politique vietnamienne de la France pendant un siècle : catalogue d'erreurs, d'aveuglement, d'oubli des textes, des manipulations du traité de protectorat de 1884 aux violations de 1926, des lenteurs à reconnaître l'indépendance et l'unité du Vietnam aux tentatives pour vider de leur sens les traités de 1948 et de 1950... Et l'on ne saurait lui donner tort quand il affirme, à diverses reprises, que ce que l'on qualifie d' " expérience Bao Daï " fut en fait une expérience française, à laquelle il servit tantôt de prête-nom, tantôt de porte-drapeau, tantôt d'alibi. Ce n'est pas de ce genre de livres qu'il faut attendre des révélations saisissantes. On y relèvera tout de même des traits assez piquants. Ainsi Bao Daï rapporte que dans les derniers jours de 1945, alors qu'il était " le citoyen Vinh Thuy, conseiller suprême de Hô Chi Minh ", il reçut la visite d'un comité populaire lui demandant sous quelle étiquette il voulait se présenter aux élections. " Celle du parti communiste ", réplique-t-il " impossible, font les autres : le parti a été dissous depuis un mois... ". A quoi tient une carrière dans la IIIe Internationale. Non moins surprenant cet entretien avec le futur général Giap, revenant du Vietnam, au lendemain de la révolution Vietminh, d'une tournée dans le Sud : " Il faut être réaliste, fait Giap, la tête baissée, il faut s'accommoder des Français ". Nous n'allons pas retourner au protectorat, quand même ? Mais si, au besoin. Que pouvons-nous pour nous y opposer ? De ses interlocuteurs principaux, Hô Chi Minh, dont il simplifie le personnage (qui était bien autre chose que de comédie), le haut-commissaire Bollaert, dont il fait abusivement un tabellion ridicule, et Jean de Lattre ( " ce gentilhomme " ), qui trouve, seul, grâce à ses yeux, il trace des portraits révélateurs d'un pessimisme, d'un mépris des hommes, qui ne sont pas étrangers au comportement qui fut le sien tout au long de ces années tragiques, et qui peut se résumer en un mot : le scepticisme. Ce qui perce tout de même, à travers ces souvenirs d'un prince, qui n'est pas sans faire penser parfois, par la finesse du jugement, la pertinence des vues, mais aussi le détachement désolé, au personnage d'un Louis XV, c'est la conviction vigoureuse, apparemment sincère, de sa " légitimité ". Dans un style qui rappelle celui des ethnologues du Vietnam, et d'abord Paul Mus, il se réfère au " mandat du ciel " reçu en montant sur le trône, au " contrat spirituel " qui lie le souverain au peuple vietnamien, à cet ensemble subtil d'influences cosmogoniques et de règles rituelles où l'histoire, le paysage, la tradition et les ancêtres concourent à tisser d'imprescriptibles liens. Quoi qu'on puisse penser de la crédibilité du système, la sincérité de l'homme, ici, est évidente. Les quelques bouffées de chaleur qu'apporte cette conviction donnent vie à ce livre un peu froid, d'une élégance un peu plate, et lui assurent la prééminence sur les Mémoires concurrents rédigés par les protagonistes français de la même tragédie vietnamienne. JEAN LACOUTURE Le Monde du 13 février 1980

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