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POPULISMES

Publié le 22/02/2012

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La notion de populisme trouve ses origines dans la doctrine du narodnitchestvo (de narod[peuple] et narodnik[populiste]) qui apparut après 1870 au sein de la Russie impériale : elle désignait alors un mouvement de retour de l'intelligentsia vers le peuple afin de l'aider et de l'instruire, mais aussi d'apprendre à son contact et d'équilibrer l'intellectualisme lié à une modernité faite de ruptures et d'importations. Le mouvement se voulait politique, avec notamment le socialiste Alexandre Herzen (1812-1870) et l'anarchiste Michel Bakounine (1814-1876), mais s'élargissait à la littérature, avec notamment Fedor Dostoïevski (1821-1881), et surtout Léon Tolstoï (1828-1910) ; il mobilisait des révolutionnaires de gauche, mais incluait aussi certains idéologues de droite inquiets des effets de la modernisation. Cette pré-histoire donne déjà la mesure du populisme : extensif, interclassiste, mêlant conservatisme et vision révolutionnaire, teinté d'anti-intellectualisme, de méfiance à l'égard de l'étranger, de flou idéologique et surtout d'idéalisation du peuple, porteur en même temps de bon sens et d'une tradition millénaire dont il convient de ne pas se couper. En cela, le populisme est en même temps composite et fortement simplificateur, d'où la difficulté de le situer dans l'éventail des doctrines et des mouvements politiques : il revendique d'ailleurs ce caractère inclassable, jusqu'à en faire l'une de ses marques essentielles. Au départ pratique de mobilisation politique et de contestation, il va également se compliquer d'une prétention à décrire une forme de gouvernement et même de régime politique. Ce glissement de la contestation vers le pouvoir fut favorisé par la propension précoce de certains princes à gouverner en recourant à la technique de l'appel au peuple contre les institutions médiatrices (à l'instar de Napoléon III) ou en appuyant leur domination autoritaire sur des politiques sociales hardies (à l'instar du chancelier Bismarck). Encore faut-il, dans ce dernier cas en particulier, distinguer le populisme du paternalisme, en fonction notamment du mode d'instrumentalisation des références populistes par le titulaire du pouvoir. Tout régime autoritaire tend en effet à avoir une « dimension sociale » teintée d'anti-intellectualisme (ceux de Franco, Salazar, ou Mussolini, notamment) qui ne les place qu'à la lisière du populisme. Le peuple comme " entité naturelle ". Celui-ci trouve en fait sa marque essentielle dans sa prétention d'opposer le peuple comme entité naturelle à la communauté politique contractuelle qui, depuis Rousseau et les Lumières, est au fondement même de l'État. En cela, il s'alimente d'abord d'un procès du politique, des institutions et des médiations (tant parlementaires que notabiliaires) qui sont tenues pour sources de malheurs et d'échecs, dont le peuple est précisément la principale victime. Le populisme est en cela effet de contexte, c'est-à-dire d'une crise sévère affectant l'ordre politique institué et, de façon contemporaine, les institutions représentatives. À ce titre, il est intimement lié aux effets d'anomie bousculant les sociétés en transition et en urbanisation rapide (Mossadegh en Iran au début des années 1950, Nasser en Égypte, Lazaro Cárdenas dans le Mexique des années 1930, Getúlio Vargas au Brésil, Juan Perón en Argentine…) ; il s'alimente des ruptures politiques brutales, comme la décolonisation (Ahmed Sukarno en Indonésie, Kwame Nkrumah au Ghana, Ahmed Ben Bella en Algérie), l'effondrement des monarchies traditionnelles (Mustafa Kemal en Turquie, Abdulkarim Kassem en Irak, Abdallah al-Sallal au Yémen), voire des blocages institutionnels (conversion au populisme d'Indira Gandhi durant les années 1970, ou Ali Bhutto au Pakistan…), ou de l'écroulement des structures étatiques (populismes de Boris Eltsine en Russie ou d'Alexandre Loukatchenko en Biélorussie après la disparition de l'URSS). Cette crise des médiations politiques conduit le populisme vers l'exaltation de vertus qu'il peut aisément leur opposer :nationalisme, voire xénophobie, unanimisme, syncrétisme, mais parfois aussi méfiance à l'égard des minorités qui divisent, culte du chef et de son entourage qui rassemble, protectionnisme et interventionnisme face au « capitalisme cosmopolite » sur le plan économique… Au tournant du siècle, trois situations soulignent l'actualité de ces pratiques. Les incertitudes qui pèsent encore sur la construction de l'État dans les pays de l'Est ou certains pays du Sud rejoignent la difficile intégration de certaines économies émergentes (Vénézuela d'Hugo Chávez, poussées populistes au Mexique, tant du côté du pouvoir que de sa contestation, fièvre populiste en Asie orientale après la crise de 1997). La crise de la démocratie représentative, liée à celle de l'État-providence et à la montée du chômage, a relancé le populisme en Europe occidentale (Front national en France, Ligue Nord en Italie, Parti libéral d'Autriche (FPÖ) de Jörg Haider…). Enfin, les effets déstabilisants de la mondialisation ont suscité des formes nouvelles de mobilisation populiste. Bertrand BADIE