Devoir de Philosophie

DEVENIR UN GENTLEMAN. Charles DICKENS. Les grandes espérances

Publié le 11/08/2011

Extrait du document

dickens

Arrivés en bordure du fleuve, nous nous sommes assis sur la berge; l'eau murmurait doucement à nos pieds; je trouvai l'endroit bien choisi pour faire mes confidences à Biddy. - Biddy, dis-je, après avoir obtenu d'elle la promesse du secret, je veux devenir un gentleman. - Oh! répondit-elle, je n'aurais pas cette ambition à ta place; ne crois-tu pas que tu es plus heureux tel que tu es actuellement? - Biddy, m'écriai-je, impatienté, mais non! Je ne suis pas heureux du tout! Et mon métier et la vie que je mène me déplaisent profondément. Depuis le début de mon apprentissage, je n'ai jamais pu m'y attacher. - Ai-je donc été stupide? dit Biddy, levant les yeux; je suis désolée, je n'en avais pas l'intention. Mon seul désir, c'est que tu sois heureux et satisfait de ton sort. - Eh bien, comprends donc une fois pour toutes, Biddy, que je ne serai jamais heureux dans la vie que je mène actuellement. Si j'avais pu m'attacher à la forge, l'aimer comme je l'aimais étant petit enfant, bien sûr, cela aurait mieux valu pour moi. Toi et moi... et Joé n'aurions alors rien eu à désirer, et peut-être aurions-nous été associés un jour, Joé et moi. Et j'aurais peut-être été digne de toi, Biddy? - Oui, dit-elle, je ne suis pas très difficile. Ce n'était pas très flatteur, mais je savais l'intention bonne. - Au lieu de cela, repris-je, je suis insatisfait, mal à l'aise... Mais que m'importerait d'être rude et vulgaire si personne ne me l'avait dit? - Qui t'a dit cela? Ce n'était ni très juste ni très poli. J'étais déconcerté, car j'avais lancé le mot sans trop savoir où il me mènerait. Mais je ne pouvais revenir en arrière et je répondis : - La belle jeune fille, chez Miss Havisham... Il n'y en eut jamais de plus belle, j'ai beaucoup d'admiration pour elle et je veux devenir gentleman à cause d'elle. - Veux-tu être gentleman pour la vexer ou pour gagner son estime? Si c'est pour l'humilier, il me semble que tu y parviendrais mieux en faisant peu de cas de ses paroles. Et si c'est pour gagner son cœur, eh bien, je crois qu'elle n'en vaut pas la peine. - C'est peut-être très vrai, Biddy, mais j'ai pour elle beaucoup d'admiration. Biddy est une fille fort sage; elle n'essaya plus de raisonner avec moi; mais comme je me cachais le visage pour pleurer un peu, elle me caressa l'épaule pour me consoler. - Je suis heureuse, Pip, dit-elle, que tu m'aies sentie digne de ta confiance. Et si ton premier maître était encore ton maître aujourd'hui, je sais bien quelle leçon il te donnerait à apprendre. Mais ce serait une dure leçon, et elle ne servirait plus de rien maintenant. Allons-nous un peu plus loin ou rentrons-nous? ajouta-t-elle en se levant. Nous avons marché encore un peu. C'était en été : la lumière vive de l'après-midi s'atténuait déjà et la soirée s'annonçait très belle. J'eus l'impression d'être, là, mieux dans mon cadre naturel et normal, qu'à jouer à la bataille dans la pièce aux horloges immobilisées, sous le regard dédaigneux d'Estella. Biddy parlait beaucoup, tout en cheminant, et tout ce qu'elle disait me semblait bon et juste; elle n'était jamais capricieuse ni blessante et, à me faire du chagrin, elle n'eût éprouvé que de la peine. Comment se fait-il que, des deux jeunes filles, ce n'était pas à elle qu'allait ma préférence? - Biddy, dis-je, comme nous avions repris le chemin de la maison, je voudrais que tu me remettes dans la bonne voie. - Je le voudrais bien aussi! - Si seulement je pouvais t'aimer d'amour... Tu ne m'en veux pas de parler aussi franchement à une amie d'enfance?  

- Oh! mon Dieu! non pas du tout! ne t'inquiète pas pour moi, dit Biddy. Mais tu ne m'aimeras jamais. Ce soir-là, la chose me semblait moins impossible qu'elle ne me l'aurait semblé quelques heures plus tôt. Biddy, elle, était catégorique, et au fond de mon cœur, je sentais qu'elle avait raison. Charles DICKENS. Les grandes espérances, 1861. G. P., 1959.

Liens utiles