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Didier ÉRASME : Éloge de la Folie

Publié le 29/08/2012

Extrait du document

folie

Didier ÉRASME
 
Éloge de la Folie
 
   Encomium Moriae (du grec : Môrias Enkomium, Mωρίας Εγκώμιον)
   En latin : Stultitiae Laus
 
   Écrit en 1509, dédié à son ami Thomas More.
   Publications : Paris (?), Strasbourg (1511), Anvers (1511), Bâle (1513)
   Traductions : dans les grandes langues européennes, dès le XVIe siècle.
 
   La traduction qui suit est celle publiée par Thibault de Laveaux à Bâle (1780)
 
Didier ÉRASME [de Rotterdam]
 
Né à Rotterdam vers 1469, mort à Bâle en 1536, Erasme est la figure la plus marquante de l'humanisme. Fils – naturel – d'un prêtre, ordonné prêtre lui-même en 1488, il suit, en 1495, les cours de théologie et de littérature classique à l'Université de Paris.
 
  Premier séjour en Angleterre en 1499 où il rencontre Thomas More qui aura sur lui une grande influence. Il voyage ensuite aux Pays-Bas, en France, en Angleterre.
 
  Il publie le Manuel du Chevalier Chrétien en 1504, des Adages (800 proverbes) en 1508. De 1506 à 1508, il est en Italie, à Venise et à Rome. Il étudie le grec. Il quitte l'Italie pour l'Angleterre et, en route, écrit son "Eloge de la Folie" qu'il terminera chez Thomas More (mars 1508).
Il enseigne le grec et la théologie à Cambridge. En 1516, son "Nouveau Testament" traduit du grec, dédié à Léon X obtient un très grand succès.
 
  Il s'installe à Bâle en 1521 et, en 1524, publie le "De Librio Arbitrio" où il réfute la thèse de la prédestination de Martin Luther qui lui répond en 1525 avec son "De Servo Arbitrio".
 
  Auteur prolixe, préférant toujours le texte, et rien que le texte, à l'allégorie chère au néo-platonisme florentin, son influence est immense sur tous les penseurs du XVIème siècle. Il meurt sans avoir réussi à maintenir l'unité de l'Eglise pour laquelle il luttait.
 
     C’est être dieu que de faire du bien aux hommes.
 
     Qu’est-ce que la vie, si vous en retranchez les plaisirs ? Mérite-t-elle le nom de vie ?
 
     « La vie la plus agréable est celle qui se passe sans aucune espèce de sagesse. « (Sophocle)
 
     Il est vrai que la femme est un animal extravagant et frivole ; mais il est aussi plaisant et agréable. En vivant avec l’homme, elle saura tempérer et adoucir par ses folies son humeur chagrine et bourrue.
 
     Lorsque Platon paraît douter s’il doit placer la femme dans la classe des animaux raisonnables ou dans celles des brutes, il veut seulement nous désigner par là l’extrême folie de ce sexe charmant. En effet, s’il arrive qu’une femme s’avise de vouloir passer pour sage, elle ne fait qu’ajouter une nouvelle folie à celle qu’elle avait déjà. Un singe est toujours un singe, dit un proverbe grec, même lorsqu’il et revêtu de pourpre. De même, une femme est toujours femme, c'est-à-dire toujours folle, quelques efforts qu’elle fasse pour se déguiser.
 
   Des rapports homme-femme
 
   D’où vient chez les hommes cet extérieur rebutant et sauvage, cette peau velue, cette forêt de barbe, et cet air de vieillesse qu’ils ont dans tous les âges ? Tout cela vient du plus grand de tous les vices, de la prudence. Les femmes au contraire ont les joues unies, la voix douce, la peau délicate, tout en elles offre l’image charmante d’une jeunesse continuelle. D’ailleurs ont-elles d’autre désir dans cette vie que celui de plaire aux hommes ? N’est-ce pas là le but de ces parures, de ces fards, de ces bains, de ces frisures, de ces parfums, de ces odeurs, et enfin de toutes ces préparations cosmétiques, qui servent à embellir, à peindre à ce but si désiré ? Et si les hommes souffrent tout aux femmes, n’est-ce pas uniquement dans la vue du plaisir qu’ils en attendent ? Et ce plaisir, en quoi consiste-t-il ? dans la folie. On sera convaincu de cette vérité, si l’on fait attention à toutes les fadaises que dit un homme, à toutes les folies qu’il fait avec une femme, toutes les fois qu’il lui prend envie de jouir de ses faveurs.
 
   De la longévité du mariage
 
   Qu’on verrait peu de mariages s’accomplir, si le futur avait toujours la prudence de s’informer soigneusement de tous les petits jeux que sa jeune Agnès, qui paraît si modeste et si réservée, a joués longtemps après les noces ! Et de ceux qui sont accomplis, combien y en aurait-il où l’union se conservât longtemps, si la négligence ou la sottise des maris ne les aveuglait sur les faits et gestes de leurs chères épouses ? Tout cela n’est que folie, on a raison d’en convenir ; mais cependant cette folie qui fait que la femme plaît au mari, le mari à la femme ; c’est elle qui conserve la paix dans le ménage, et qui empêche les ruptures et les divorces. On se moque d’un mari, on l’appelle cocu, cornard, que sais-je moi, tous les noms qu’on lui donne ? pendant que le pauvre homme sèche par ses baisers les larmes perfides de son épouse infidèle. Mais n’est-il pas mille fois plus heureux de se livrer à cette douce erreur, que de s’abandonner aux tourments et aux inquiétudes dévorantes de la jalousie, et de semer partout la confusion et le désordre par des scènes violentes et tragiques ?
 
   De l’estime de soi. De l’amour-propre.
 
   Dites-moi, je vous prie, peut-on aimer quelqu’un quand on se hait soi-même ? Peut-on vivre en bonne intelligence avec les autres, quand on n’est pas d’accord avec son propre cœur ? Peut-on apporter quelque agrément dans la société, quand on est ennuyé et fatigué de sa propre existence ? Il faudrait être plus fou que la Folie même pour répondre affirmativement à toutes les questions. Or si l’on me retranche de la société, l’homme, bien loin de pouvoir supporter les autres, ne pourra se souffrir lui-même : dégoûté de tout ce qui aura quelque rapport avec lui, il deviendra bientôt à ses propres yeux un objet de haine, d’aversion et d’horreur. Car la nature, souvent plus marâtre que mère, a donné à tous les hommes, et surtout à ceux qui ont quelque sagesse, un malheureux penchant qui les porte à dédaigner ce qu’ils ont, pour admirer ce qu’ils n’ont pas, penchant funeste qui altère et détruit enfin entièrement tous les avantages, tous les agréments, tous les charmes de la vie. À quoi servira la beauté, présent le plus précieux que les Immortels puissent faire aux hommes, si celui qui la possède se déplaît à lui-même ? Quels seront les avantages de la jeunesse, si elle est infectée par le noir venin de la mélancolie ?
 
   Qu’y a-t-il de plus fou que de se complaire dans tout ce qu’on fait, et de s’admirer soi-même ? Avouez pourtant que c’est à cette folie que vous devez tout ce que vous avez jamais fait de beau et d’agréable. Oui, sans l’amour-propre, plus d’agrément, plus de grâce, plus de convenance dans toutes vos actions. Tant il est nécessaire que chacun se caresse soi-même, et obtienne pour ainsi dire son propre suffrage, avant que de prétendre à celui des autres !
 
   Être content de ce que l’on est et de ce que l’on a, n’est-ce pas la plus grande partie du bonheur ? Eh bien, c’est mon cher Amour-propre qui vous procure cet avantage ; c’est lui qui fait que chacun est content de sa figure, de son esprit, de sa naissance, de sa condition, de ses mœurs, de sa patrie. Admirable effet des soins prévoyants de la nature, qui, malgré la diversité infinie des dons qu’elle distribue aux mortels, tient toujours dans un juste équilibre les liens qu’elle leur donne à chacun ! Si elle refuse à l’un d’eux quelques-uns de ses dons, elle lui accorde en récompense une peu plus d’amour-propre !
 
   Le philosophe dans la vie quotidienne
 
   On passerait encore aux philosophes d’être, dans les emplois et dans les charges publiques, comme des ânes devant une lyre, s’ils étaient du moins bons à quelque chose dans le commerce de la vie privée. Mais placez un philosophe dans un festin, son silence mélancolique ou ses questions déplacées troubleront à chaque instant la joie des convives ; faites-le danser, vous verrez les grâces et la légèreté d’un chameau ; traînez-le malgré lui au spectacle, sa présence seule fera fuir les plaisirs, et le sage Caton sera forcé de sortir du théâtre s’il ne peut quitter pour quelque temps son air grave et sévère. Qu’il entre dans une compagnie où la conversation est animée, son apparition fera naître tout à coup le silence. Est-il question d’acheter quelque chose, de contracter avec quelqu’un ou de faire quelques-unes de ces choses qui sont indispensables dans le commerce journalier de la vie, notre pauvre philosophe n’aura pas l’air d’un homme, il vous paraîtra aussi stupide qu’une souche. Enfin il est si inapte à toutes les affaires de la vie, il est si éloigné des opinions et des coutumes ordinaires, qu’il ne peut être d’aucune utilité ni à lui-même, ni à sa patrie, ni aux siens.
 
      Il y a deux choses qui empêchent l’homme de parvenir à bien connaître les choses : la honte, qui offusque son âme, et la crainte, qui lui montre le danger et le détourne d’entreprendre de grandes actions. Or la folie nous débarrasse à merveille de ces deux choses.
 
   La Comédie de la Vie
 
   Qu’est-ce que la vie ? C’est une espèce de comédie continuelle, où les hommes, déguisés de mille manières différentes, paraissent sur la scène, jouent leurs rôles, jusqu’à ce que le maître du théâtre, après les avoir fait quelquefois changer de déguisement et paraître tantôt sous la pourpre superbe des rois, tantôt sous les haillons dégoûtants de l’esclavage et de la misère, les force enfin à quitter le théâtre. À la vérité, ce monde-ci n’est qu’une ombre passagère, mais telle est pourtant la comédie qu’on y joue tous les jours.
 
   La vraie prudence consiste, puisque nous sommes hommes, à ne pas vouloir être plus sages que notre nature ne le comporte. Il faut ou supporter de bonne grâce les folies de la multitude, ou se laisser entraîner avec elle par le torrent des erreurs. « Mais, direz-vous, c’est folie de se conduire ainsi. « J’en conviens, pourvu que vous conveniez aussi que c’est vraiment là ce qui s’appelle jouer la comédie de la vie.
 
   Le démon de midi (de minuit !)
 
   On voit partout tant de vieillards, accablés sous le poids des années et qui n’ont presque plus la figure humaine, être encore si attachés à la vie. Ils bégayent, ils radotent, ils n’ont plus de dents dans la bouche, l’on aperçoit à peine quelques cheveux blancs sur leur tête chauve ; malgré cela, ils aiment tellement la vie, qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour passer pour des jeunes gens. L’un fait teindre ses cheveux blancs, l’autre cache son crâne pelé sous une chevelure étrangère ; celui-ci fait enchâsser dans sa mâchoire dégarnie les dents de quelque animal qui lui ressemble, celui-là meurt d’amour pour une jeune fille et fait pour elle plus d’extravagances que le jeune homme le plus novice et le plus fou. Quant à ces vieillards courbés qui, sur le bord du tombeau, épousent sans dot une jeune fille qui sera la femme des autres, c’est une chose si commune à présent, qu’on s’en fait, pour ainsi dire, une gloire.
 
   Mais ce qui est bien plus divertissant encore, c’est de voir ces femmes décrépites que la vieillesse semble avoir retranchées depuis longtemps du nombre des vivants, ces cadavres ambulants, ces carcasses infectes qui exhalent partout une odeur sépulcrale, et qui cependant s’écrient à chaque instant : Rien n’est si doux que la vie ! Le cœur plein de désirs lubriques, elles ne songent qu’aux moyens d’assouvir la fureur utérine qui les possède encore ; elles cherchent partout quelque nouveau Phaon qui, pour de l’argent, s’efforce d’apaiser le feu qui les dévore. Sans cesse occupées à se parer, elles se plâtrent le visage de fard ; elles passent une partie de la journée devant le miroir, et cherchent à déguiser par toutes sortes de moyens les outrages secrets que les années ont faits à la nature. Tantôt elles montrent leurs mamelles flasques et dégoûtantes, tantôt elles tâchent de réveiller la vigueur de leurs amants par les glapissements de leur vois tremblotante et cassée. Elles boivent, elles dansent avec les jeunes filles, et écrivent comme elles des billets doux à leurs amants.
 
     Tout le monde te siffle ; que t’importe si tu t’applaudis toi-même ? Or c’est la Folie seule qui fait qu’on s’applaudit soi-même.
 
     L’homme est le plus malheureux de tous les animaux, parce qu’il est le seul qui ne soit pas content de son sort, et qui cherche à sortir du cercle dont la nature a circonscrit toutes ses facultés.
 
     Mais les femmes sont si ingénieuses, surtout lorsqu’il s’agit de colorer leurs sottises !
 
     Celui qui prendrait une citrouille pour femme serait regardé partout comme un fou, parce que ce genre de folie n’est pas ordinaire ; au lieu qu’un homme qui se félicite d’avoir une femme plus chaste que Pénélope, et qui vit dans cette douce erreur, pendant que la dame traite assez bien un grand nombre d’amants, ne passera jamais pour un fou, parce qu’ c’est une chose ordinaire et qui arrive, pour ainsi dire, à tous les maris.
 
   De l’invocation des Saints
 
   [Parlons de] ceux qui, par une folle confiance dans la protection des saints, sont toujours bercés des plus douces espérances. L’un croit qu’il ne lui arrivera aucun mal dans la journée, s’il a le bonheur de voir dans la matinée quelque image ou quelque statue colossale de saint Christophe, le Polyphème des chrétiens ; l’autre est persuadé qu’il sortira sain et sauf d’un combat, parce que, avec l’action, il a fait un certain petit compliment à la statue de sainte Barbe ; un troisième ne doute point qu’il ne devienne bientôt riche, parce qu’à certains jours de la semaine, il ne manque jamais d’aller faire une visite à l’image de saint Érasme, de faire brûler devant elle certains petits cierges en marmottant certaines petites oraisons.
 
   Des Indulgences
 
   Que dirai-je de ceux qui se reposent tranquillement sur les indulgences, comptent tellement sur leur efficace, qu’ils mesurent comme avec une clepsydre le temps qu’ils ont à rester dans le purgatoire, et en calculent les siècles, les années, les mois, les jours et les heures avec autant d’exactitude que s’ils en avaient fait des tables mathématiques ? Et ces autres qui, pleins de confiance dans certaines amulettes, dans certaines prières magiques que quelque dévot imposteur aura inventées pour son plaisir ou pour son profit, ne se promettent rien moins que richesses, honneurs, plaisirs, bonne chère, santé inaltérable, longue vie, verte vieillesse, et enfin une place au ciel, à côté de Jésus-Christ ? Quant à ce dernier avantage, ils ne peuvent en jouir que le plus tard qu’ils pourront. C’est seulement lorsque les plaisirs de ce monde les auront entièrement abandonnés, c’est lorsqu’ils ne pourront plus en retenir un seul, qu’ils consentent à goûter les délices célestes du Paradis.
 
   De l’argent pour racheter les fautes
 
   Qu’un marchand, qu’un soldat, qu’un juge tire une petite pièce de monnaie du tas d’argent que lui ont procuré ses rapines, et qu’il emploie à ces pieuses bagatelles ; il n’en faut pas davantage, il croit que son âme est purifiée de toutes les souillures de sa vie. Parjures, impudicités, querelles, débauches, meurtres, trahisons, perfidies, impostures, la petite pièce de monnaie a tout racheté, et si bien racheté, qu’il croit n’avoir plus qu’à recommencer sur nouveaux frais.
 
   Peut-on trouver des hommes plus fous, et par conséquent plus heureux que ceux qui croient qu’en récitant chaque jour certains versets des psaumes, ils ne manqueront pas d’aller au Paradis ? Toutes ces extravagances, dont je ne saurais presque m’empêcher de rougir moi-même, sont pourtant approuvées non seulement par le peuple, mais encore par les prêtres et les théologiens.
 
   Des Saints patrons, et de la Mère de Dieu
 
   Quelque chose d’aussi fou et d’aussi plaisant, ce sont ces saints qu’on érige en protecteurs des différents pays. Chaque petite contrée a son patron, qu’elle honore avec des cérémonies particulières, et qui a aussi ses vertus toutes particulières. L’un, par exemple, guérit du mal de dents, l’autre soulage les femmes en couches ; celui-ci fait rendre les choses volées, celui-là préserve du naufrage, un autre protège les troupeaux, et ainsi du reste. Car je n’aurais jamais fini, si je voulais rapporter toutes les vertus de ces saints patrons. Il y en a qui ont eux seuls plusieurs vertus ensemble ; telle est, par exemple, la mère de Dieu, à qui le peuple attribue, pour ainsi dire, plus de puissance qu’à son fils.
 
   Ce qu’il y a de certain, c’est que la vie de tous les chrétiens est remplie d’une multitude d’extravagances de cette espèce, que les prêtres autorisent et fomentent avec plaisir, parce qu’ils savent bien le profit qu’ils en retirent.
 
   Au milieu de toutes ces folies, qu’un sage important se lève et proclame ces vérités : « C’est en vivant sagement que vous éviterez les accidents malheureux. Ce n’est pas seulement par l’argent que vous donnez aux prêtres que vos péchés sont rachetés, mais c’est par l’horreur du péché, par les larmes, les veilles, les prières, les jeûnes et toutes les autres bonnes œuvres. C’est en imitant la vie de tel ou tel saint que vous mériterez sa protection. « De quelles douces erreurs le bavardage d’un tel homme ne priverait-il pas tout d’un coup les âmes ! Quel désordre ne mettrait-il pas dans les consciences !
 
   Ce qu’il y a de plus mauvais est toujours ce qui flatte le plus grand nombre. Tels sont surtout les comédiens, les musiciens, les orateurs et les poètes. Moins ils ont de talent, plus ils ont d’orgueil, de vanité et d’arrogance. Puisque les artistes les plus ignorants sont toujours très contents de leurs petites personnes et jouissent de l’admiration du plus grand nombre, ils auraient bien tort d’aller se donner des peines infinies pour acquérir de vrais talents, qui ne serviraient, au bout du compte, qu’à faire évanouir l’idée avantageuse qu’ils ont de leur propre mérite, qu’à les rendre plus modestes, et à diminuer de beaucoup le nombre de leurs admirateurs.
 
   L’homme est bâti de manière que les fictions font beaucoup plus d’impression sur lui que la vérité. En voulez-vous une preuve claire et sensible ? Allez dans vos églises quand on y prêche. L’orateur traite-t-il quelque matière sérieuse ? on s’ennuie, on baille, on s’endort ; mais si, changeant tout à coup de ton et de matière, le brailleur (pardon, je voulais dire le prêcheur) se met à débiter avec emphase quelque vieux conte de bonne femme, l’auditoire change aussitôt de contenance : on se réveille, on se redresse, on est tout œil et tout oreille. Il en est de même dans les solennités de l’Église. Célèbre-t-on quelque saint fabuleux et poétique, tel que saint Georges, saint Christophe, ou sainte Barbe ? tout les peuple aura bien plus de respect et de dévotion que s’il était question de saint Pierre, de saint Paul ou de Jésus lui-même.
 
     Un plaisir dont on jouit seul n’est pas un vrai plaisir.
 
     Une foule de gens croient, par exemple, honorer beaucoup la Vierge en brûlant, en plein midi, un petit cierge devant une de ses images. Qu’il en est peu, au contraire, qui tâchent d’imiter sa chasteté, sa modestie et son amour pour les choses spirituelles et divines ! Ce serait pourtant là le vrai culte.
 
   De l’écrivain érudit et de l’auteur de fadaises
 
   Pour les auteurs qui, par des ouvrages sensés, aspirent aux suffrages d’un petit nombre de gens raisonnables, leur sort me paraît plus digne de pitié que d’envie. L’esprit sans cesse à la torture, ils ajoutent, changent, retranchent, remettent, repassent, corrigent, consultent ; jamais contents de ce qu’ils font, ils travaillent pendant neuf ou dix ans avant que de mettre un ouvrage au jour. Et après tant de veilles, de peines et de travaux, après tant de nuits passées sans goûter les douceurs du sommeil, quelle est leur récompense ? la chose du monde la plus vaine et la plus frivole, le suffrage d’un très petit nombre de lecteurs. Ce n’est pas tout encore : la perte de la santé, de l’embonpoint, du repos, sont les tristes suites de leur application. Privés de tous les plaisirs de la vie, ils deviennent pâles, maigres, chassieux, quelquefois même aveugles ; la pauvreté les accable, l’envie les tourmente, la vieillesse les atteint au milieu de leur course, et, après avoir éprouvé tous les maux de cette espèce, ils finissent par une mort prématurée. Telle est la foule des maux qu’un sage écrivain ne craint point de s’attirer, pour avoir le plaisir d’être loué de trois ou quatre misérables comme lui.
 
   Heureux, au contraire, heureux l’auteur qui compose sous les auspices des la Folie ! Il ne connaît ni la peine ni le travail, il écrit tout ce qui lui passe par la tête, il imprime tous les rêves de son imagination échauffée ; jamais il n’efface, jamais il ne corrige, persuadé que plus les fadaises qu’il publie seront extravagantes, plus il aura d’admirateurs, c'est-à-dire qu’il charmera la foule innombrable des fous et des ignorants. Si le petit nombre de gens savants et spirituels les lit et les méprise, que lui importe ? Les sifflets de deux ou trois personnes sensées ne seront-ils pas étouffés par le bruit éclatant des applaudissements innombrables qu’il reçoit de toutes parts ?
 
     Quant aux théologiens, je ferais peut-être bien de n’en rien dire : il n’est pas prudent de toucher ni de remuer ce qui sent mauvais. Ils pourraient bien me dénoncer partout comme hérétique. Car c’est là l’épouvantail dont ils se servent ordinairement pour faire peur à ceux qu’ils n’honorent pas de leur bienveillance.
 
   Des questions débattues par les théologiens
 
   Il faut les voir expliquer à leur fantaisie les mystères les plus inexplicables. Ils vous dévoilent les causes de la création du monde et de l’ordre merveilleux qu’on y voit régner ; ils vous montrent par quels canaux le péché originel a passé jusqu’à la postérité des premiers parents ; ils vous disent le moment, la manière et les moyens de la formation du Christ dans le sein de la Vierge ; ils vous font toucher du doigt les accidents subsistants sans substance dans le sacrement de l’eucharistie. Mais ce ne sont là que des questions vulgaires et rebattues.
 
   En voici d’autres qui sont réservées à ceux qu’ils appellent les illustres et les illuminés. Ils se réveillent dès qu’on parle d’agiter ces questions importantes : Y a-t-il eu un instant dans la génération divine ? Doit-on reconnaître plusieurs générations dans le Christ ? Cette proposition : « Dieu le Père hait son Fils « est-elle possible ? Dieu pouvait-il se faire femme, diable, âne, citrouille, caillou, comme il s’est fait homme ? S’il s’était fait citrouille, comment cette citrouille aurait-elle pu prêcher, faire des miracles, être crucifiée ? Qu’est-ce que saint Pierre aurait consacré, s’il eût dit la messe lorsque le corps de Jésus-Christ était encore attaché à la croix ? Peut-on dire qu’alors Jésus fut encore homme ? Sera-t-il permis de boire et de manger après la résurrection ? Prévoyance admirable de ces braves gens, qui songent déjà à se garantir de la faim et de la soif !
 
   Ils ont encore une foule de subtiles niaiseries bien plus spirituelles que toutes celles-là. Ce sont des notions, des relations, des formalités, des quiddités, des eccéités, toutes choses qui ne peuvent être aperçues que par ceux qui ont d’assez bons yeux pour voir au milieu des plus épaisses ténèbres, ce qui n’existe nulle part. Ce n’est pas tout encore : leur morale est farcie d’une multitude de sentences si paradoxales, que les paradoxes de stoïciens ne sont que de la drogue en comparaison. « Ce n’est pas un si grand crime, disent-ils par exemple, dégorger mille hommes, que de raccommoder une seule fois le soulier d’un pauvre un jour de dimanche «. Et encore : « Il vaudrait mieux laisser périr l’univers et tout ce qu’il renferme, que de dire le moindre petit mensonge «. Toutes ces subtilités déjà si subtiles se subtilisent encore davantage en passant par tous les tours et détours de l’école ; et il vous serait plus aisé de sortir d’un labyrinthe, que d’échapper des filets des Réaux, des Nominaux, des Thomistes, des Albertistes, des Occamistes, des Scotistes, et enfin de toutes les sectes théologiques dont je ne nomme ici que les principales. Ils ont tous un si grand fonds d’érudition, ils possèdent une source si féconde difficultés, que les apôtres eux-mêmes, s’ils étaient obligés d’entrer en lice avec eux sur toutes ces matières, auraient besoin d’un esprit tout différent de celui qu’ils ont reçu d’en haut.
 
   Saint Paul a montré qu’il avait de la foi ; mais lorsqu’il dit : « La foi est la substance des objets que nous avons à espérer et la preuve de tout ce qui ne tombe point sous les sens «, sa définition n’est pas assez doctorale. Ce saint apôtre avait une charité parfaite, mais la définition et la division qu’il donne de cette vertu au chapitre XIII de sa première Épître aux Corinthiens, pèche contre les règles de la logique. Les apôtres consacraient fort dévotement le pain de l’eucharistie ; mais si on les eût interrogés sur les termes « a quo « et « ad quem «, sur la transsubstantiation, sur la manière dont le même corps peut exister en même temps dans plusieurs endroits différents, sur la différence qu’il y a entre le corps de Jésus-Christ dans le ciel, le corps de Jésus-Christ sur la croix, et le corps de Jésus-Christ dans le sacrement de l’eucharistie ; si on leur eût demandé dans quel instant se fait la transsubstantiation, et comment elle peut se faire dans un instant, puisque les paroles par lesquelles ce miracle s’opère forment une quantité discrète dont les parties se succèdent dans différents instants, ils n’auraient assurément jamais pu répondre avec autant de subtilité que les scotistes, qui dissertent sur toutes ces choses avec une fécondité merveilleuse, et en donnent des définitions aussi claires que le jour.
 
   Les apôtres connaissaient personnellement la mère Jésus ; mais en est-il un parmi eux qui eût jamais prouvé avec autant d’évidence que nos théologiens modernes, comment cette chaste mère a été préservée de la tache du péché originel ? Saint Pierre a reçu les clefs, et il les a reçues de celui qui savait bien à qui il les confiait ; je doute pourtant que ce saint apôtre ait été jamais assez subtil pour penser que ces clefs pouvaient devenir les clefs de la science entre les mains d’un ignorant. Les apôtres baptisaient de tous côtés, et cependant jamais ils n’ont parlé de cause formelle, matérielle, efficiente et finale du baptême ; jamais il n’est question chez eux de caractère délébile et indélébile.
 
   Ils adoraient Dieu, ils l’adoraient en esprit et en vérité, uniquement fondés sur ce passage de l’Évangile : « Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité «. Les apôtres vous parlent à chaque instant de la grâce, mais ils n’ont expliqué nulle part la différence qu’il y a entre la grâce gratuite et la grâce gratifiante. Ils vous exhortent aux bonnes œuvres, mais ils ne mettent aucune différence entre opus operans et opus operatum. Ils vous prêchent partout la charité, mais ils ne distinguent point la charité infuse de la charité acquise : ils ne vous disent point si cette vertu est un accident ou une substance, une chose créée ou une chose incréée. Ils détestent le péché, mais je veux mourir s’ils eussent jamais pu donner un définition scientifique de ce que l’on appelle aujourd’hui péché, à moins qu’ils n’eussent été inspirés par l’esprit des Scotistes.
 
   En effet, je ne puis me figurer que saint Paul, qui était le plus instruit de toute la troupe, aurait condamner tant de fois les questions, les discussions, les généalogies, et, comme il le dit lui-même, les disputes de mots, s’il eût exercé dans toutes les subtilités des docteurs de nos jours. Ils faut avouer que les disputes théologiques du temps des apôtres ne sont rien en comparaison de celles d’aujourd’hui ; car l’on voit nos vénérables maîtres surpasser en subtilités de sophiste Chrysippe, le plus subtil ergoteur de l’antiquité.
 
     Nos subtils ergoteur [les théologiens] agitent toutes ces questions minutieuses, croyant affermir solidement l’Église universelle sur leurs frêles syllogismes, persuadés qu’elle s’écroulerait incontinent s’ils lui refusaient leur merveilleux secours. Occupés jour et nuit à ces délicieuses niaiseries, il ne leur reste pas un instant de loisir pour parcourir une seule fois dans leur vie l’Évangile ou les Épîtres de saint Paul. Quel plaisir pour eux lorsque l’Écriture sainte, telle une cire molle, change et rechange de forme au gré de leurs désirs !
 
     Quel plaisir n’éprouvent-ils pas encore lorsqu’ils font une description si exacte de l’enfer et de tout ce qu’il renferme, qu’on dirait qu’il y ont passé plusieurs années !
 
   Des religieux et des moines
 
   Voici des gens que je prends presque aussi heureux que les théologiens, ce sont ceux qu’on appelle ordinairement religieux ou moines, quoique ces deux moines ne leur conviennent nullement, puisqu’il n’y a peut-être personne qui ait moins de religion que la plupart de ces prétendus religieux, et qu’on rencontre partout ces prétendus moines ou solitaires. Y aurait-il rien sur la terre de plus misérable que cette espèce de gens, si je ne déguisais, de mille manières différentes, à leurs propres yeux, la turpitude et la bassesse de leur état ? Abhorrés partout comme des bêtes sinistres, leur rencontre seule est regardée comme un mauvais augure ; et malgré cela, ils s’admirent comme des gens extraordinaires. Persuadés que la piété suprême consiste dans l’ignorance la plus crasse, ils se font une gloire de ne pas même savoir lire. Lorsque, dans leurs églises, ils sont occupés à braire d’un air stupide les psaumes qu’ils ne comprennent pas, ils sont très persuadés que Dieu, les anges et tous les saints du paradis prennent beaucoup de plaisir à les entendre. Il y en a parmi eux qui, fiers de leur malpropreté et de leur misère, vont de porte en porte demander l’aumône, avec une arrogance et une effronterie extrêmes. Auberges, voitures, coches de terre, coches d’eau, on les rencontre partout ; partout ils vous assiègent, et vous arrachent à force d’importunités des aumônes dont ils privent les vrais pauvres. On en voit qui frémissent en voyant de l’argent, et qui toucheraient plutôt un serpent venimeux que la plus petite pièce de monnaie ; mais les bons pères ne sont pas si scrupuleux quand ils peuvent avoir du vin ou des filles. Tels sont les illustres personnages qui, par leur saleté, leur ignorance, leur grossièreté et leur impudence, prétendent nous retracer la vie des apôtres.
 
   Avec quel soin chaque troupe de moines ne cherche-t-elle pas à se distinguer des autres ! Leur plus grand désir n’est pas de ressembler à Jésus-Christ, mais de ne pas se ressembler entre eux. C’est aussi dans les surnoms qu’ils se sont donnés qu’ils mettent une partie de leur bonheur. Les uns sont tout fiers d’être appelés Cordeliers, et ces Cordeliers se divisent en Récollets, Mineurs, Minimes, Bullistes. Puis viennent les Bénédictins, les Bernardins, les Brigittains, les Augustins, les Guillelmites, les Jacobins. Et ils se font gloire de tous ces noms, comme si c’était trop peu pour eux d’être appelés simplement chrétiens.
 
   La plupart de ces gens-là ont tant de confiance dans leurs cérémonies et leurs petites traditions humaines, qu’ils sont persuadés que ce n’est pas trop d’un paradis pour les récompenser d’une vie passée dans l’observation de toutes ces belles choses. Ils ne pensent pas que Jésus-Christ, méprisant toutes ces vaines pratiques, leur demandera s’ils ont observé le grand précepte de la charité, sur lequel est fondée toute la loi qu’il a donnée aux hommes. L’un montrera sa bedaine farcie de toutes sortes de poissons ; l’autre videra mille boisseaux de psaumes, récités à tant de centaines par jour ; un troisième fera une longue énumération de tous ses jeûnes, et racontera combien de fois son ventre a été près de crever pour n’avoir fait qu’un seul repas dans toute une journée ; celui-ci produira un tel amas de cérémonies et de pratiques superstitieuses, que sept gros navires ne suffiraient pas à les transporter ; celui-là se fera une gloire de ce que pendant soixante ans il n’a jamais touché d’argent sans avoir auparavant garni ses doigts d’un double gant ; un autre montrera son froc si sale et si crasseux que le dernier des matelots rougirait de le porter ; un autre se vantera d’avoir vécu plus de cinquante ans toujours attaché au même cloître, comme une éponge à son rocher ; ceux-ci représenteront qu’ils se sont enroués à force de chanter ; ceux-là que la solitude les a rendus stupides ou que le silence leur a engourdi la langue.
 
   Mais Jésus-Christ, interrompant enfin cette suite inépuisable de vanteries, dira : « Quelle est donc cette nouvelle espèce de Juifs ? Je n’ai donné qu’une loi aux hommes, c’est la seule que je reconnaisse, et c’est la seule dont ces gens-là ne me parlent point. Ce n’est pas à des frocs, à des oraisons, à des abstinences, à des diètes continuelles que j’ai promis autrefois le royaume de mon Père, mais à l’exercice de tous les devoirs de la charité – et je m’expliquai alors clairement et sans parabole. Je ne connais point des gens qui connaissent si bien le mérite de leurs bonnes œuvres, et qui veulent paraître plus saints que moi. Qu’ils aillent chercher un autre paradis que le mien, qu’ils en demandent un à ceux dont ils ont suivi les vaines traditions préférablement à ma loi ! «[1] Lorsqu’ils entendront cette sentence et qu’ils verront qu’on leur préfère des matelots et des charretiers[2], de quel air croyez-vous qu’ils se regarderont les uns les autres ? En attendant, ils jouissent du bonheur que leur procurent les douces espérances que je [la Folie] leur inspire.
 
   Da JESUS Code[3] !
 
   C’était un vieillard octogénaire, théologien de la tête aux pieds, mais si théologien qu’on l’eût pris pour Scot ressuscité. Expliquant un jour le mystère du nom de Jésus, il démontra avec une subtilité merveilleuse que tout ce qu’on peut dire de ce divin Sauveur est caché dans les lettres de son nom. « En effet, disait-il, le nom de Jésus en latin n’a que trois cas, ce qui désigne clairement les trois personnes de la sainte Trinité. Observez de plus que le nominatif se termine par S (JesuS), l’accusatif en M (JesuM), et l’abblatif en U (JesU). Or, ces trois terminaisons, S, M, U, renferment un mystère ineffable ; car, étant les premières lettres des trois mots latins Summum (zénith), Medium (centre), et Ultimum (nadir), elles signifient clairement que Jésus est le principe, le centre et la fin de toutes choses «. Puis il partagea le mot Jésus en deux parties égales, de manière que la lettre S restait toute seule au milieu. « Cette lettre S, disait-il ensuite, que nous retranchons du nom de Jésus, se nomme Syn chez les Hébreux ; or Syn est un mot écossais qui, à ce que je crois, signifie péché. Cela nous montre donc clair comme le jour que c’est Jésus qui a ôté le péché du monde. « Tous les auditeurs et surtout les théologiens, attentifs à un exorde si merveilleux, étaient ravis en admiration ; peu s’en fallut qu’ils ne fussent changés en pierre !
 
      Nos sages docteurs vous rapportent, en forme de narration, quelque passage de l’Évangile, qu’ils expliquent à la hâte comme en passant, sans songer que c’est uniquement dans cette explication que devrait consister tout leur discours.
 
      À les voir et à les entendre débiter leurs sermons, on jurerait qu’ils ont pris pour maîtres les bateleurs de la foire, qui les surpassent pourtant de beaucoup ; quoique du reste l’éloquence des uns et des autres soit si parfaitement semblable, que tout le monde conviendra qu’il faut nécessairement ou que les moines l’aient apprise des charlatans, ou que les charlatans l’aient apprise des moines.
 
      Tels sont surtout les marchands et les femmes. Aussi les moines s’appliquent-ils uniquement à leur plaire, car ils savent qu’en flattant les marchands, ils tirent toujours d’eux quelque petite partie d’un bien mal acquis. Quant aux femmes, elles ont une infinité de raisons pour aimer les moines ; mais la principale, sans doute, c’est qu’elles épanchent ordinairement dans le sein de ces bons pères tous les mécontentements secrets qu’elles reçoivent de la part de leurs maris.
 
      N’ayant d’autre mérite que d’exercer une espèce de tyrannie sur le peuple par leurs pratiques superstitieuses, leurs cérémonies ridicules et leurs criailleries continuelles, ils se croient pourtant aussi grands que les Paul et les Antoine.
 
   Des évêques
 
   Les princes ne sont pas les seuls qui mènent une vie agréable : les papes, les cardinaux et les évêques font depuis longtemps tous leurs efforts pouir les imiter, et l’on peut dire qu’ils sont venus à bout de les surpasser.
 
   La belle vie que mènerait un évêque, s’il allait s’amuser à songer que ce rochet d’une blancheur éclatante dont il est revêtu l’avertit de mener une conduite irréprochable ; que cette mitre à deux cornes qui lui couvre la tête, et dont les deux sommets sont attachés par un seul nœud, signifie qu’il doit réunir en lui la science de l’Ancien et du Nouveau Testament ; que les gants qu’ils a aux mains montrent qu’elles doivent être pures et exemptes de la contagion du monde dans l’administration des sacrements ; que sa crosse est le symbole du soin continuel qu’il doit avoir du troupeau qui lui a été confié, et sa croix, le signe de la victoire qu’il doit avoir remportée sur toutes ses passions ! Toutes ces réflexions et mille autres de cette espèce n’accableraient-elles pas le pauvre prélat d’inquiétudes et de chagrins ?
 
   Les évêques de nos jours ne sont pas si sots : ils songent à se paître eux-mêmes et laissent à Jésus, aux vicaires et aux moines mendiants le soin de paître leur troupeau ; oubliant aisément que le mot évêque signifie travail, sollicitude, vigilance, mais s’en ressouvenant très bien lorsqu’il est question d’attraper de l’argent.
 
   Des cardinaux
 
   Les cardinaux seraient dans le même cas, s’ils considéraient qu’étant des successeurs des apôtres, ils sont obligés à vivre comme ils ont vécu, s’ils se persuadaient qu’ils ne sont que les dispensateurs, et non les maîtres des biens ecclésiastiques, et qu’ils rendront bientôt un compte exact de l’emploi qu’ils en auront fait. Enfin si, raisonnant un peu sur leurs ornements pontificaux, leurs Éminences se disaient à elles-mêmes : « Que signifie la blancheur de ce rochet, sinon une innocence parfaite et une pureté de mœurs à toute épreuve ? que veulent dire cette soutane de pourpre et cet ample manteau de même couleur, qui s’étend en longs plis aux pieds de mon Éminence, couvre toute sa mule lorsqu’elle est en voyage, et qui, en cas de besoin, couvrirait bien encore un chameau ? La première ne désigne-t-elle pas une charité ardente envers Dieu ; et le second, cette charité envers le prochain, qui s’étend au loin pour être utile à tous, c'est-à-dire pour exhorter, pour reprendre, pour corriger, pour apaiser la fureur des guerres, résister aux mauvais princes, sacrifier avec plaisir ses richesses et sa vie pour le bien de l’Église ? Que dis-je, ses richesses ? Les successeurs des pauvres apôtres devraient-ils en avoir ? « Un prélat qui serait persuadé de toutes ces vérités n’ambitionnerait plus la dangereuse dignité de cardinal, la quitterait avec plaisir après y avoir été élevé, ou mènerait une vie pleine de soins, d’inquiétudes et de travaux, en un mot une vie apostolique.
 
   Des papes
 
   Les papes, qui sont les vicaires de Jésus-Christ sur la terre, ne mèneraient-ils pas aussi la vie la plus triste et la plus désagréable, s’ils allaient entreprendre de marcher sur les traces de ce divin Sauveur, s’ils s’efforçaient d’imiter sa pauvreté, ses travaux, sa doctrine, ses souffrances et son mépris pour les choses d’ici-bas ; s’ils songeaient que le mot « pape « signifie « père «, et que le titre de « très saint « dont on les honore les avertit de s’en rendre dignes ? Après toutes ces réflexions, quel est l’homme qui voudrait sacrifier tout son bien pour acheter une place si difficile à remplir, ou employer le fer, le poison et toutes sortes de violences pour la conserver après l’avoir acquise ? De quelle foule d’agréments et de commodités de toute espèce ne se priveraient pas tout à coup les papes, s’ils allaient s’aviser un jour d’avoir de la sagesse ? que dis-je, de la sagesse ? s’ils avaient seulement un grain de ce sel dont parle Jésus-Christ ? a tant de richesses,, d’honneurs, de puissance, de victoires, de charges, de dignités, d’emplois, d’impôts, de grâces, d’indulgences, de chevaux, de mulets, de gardes et de voluptés de toute espèce, on verrait succéder tristement les veilles, les jeûnes, les larmes, les prières, les sermons, les études, les soupirs et mille autres misères semblables.
 
   Mais que deviendraient tant de scribes, de copistes, de notaires, d’avocats, de promoteurs, de secrétaires, de muletiers, de palefreniers, de banquiers, de maque… ? (j’allais lâcher un mot trop gaillard ; ne blessons pas les oreilles chastes). Toute cette multitude de gens, qui est si onéreuse… si honorable, voulais-je dire, pour la cour de Rome, serait réduite à mourir de faim. Ce serait un grand mal ! Mais ce qui serait encore bien plus inhumain, bien plus horrible, bien plus abominable, ce serait de vouloir réduire les princes de l’Église eux-mêmes, ces véritables lumières du monde, au bâton et à la besace. Ne craignons point ce malheur pour nos très saints Pères. Ils laissent à saint Pierre et à saint Paul, qui ont su temps de reste, les peines et les travaux de la papauté, et gardent pour eux les honneurs et les plaisirs qui environnent aujourd’hui le saint Siège apostolique.
 
   Sur les territoires pontificaux
 
   Quoique l’apôtre Pierre dise dans l’Évangile à son divin maître : « Nous avons tout abandonné pour te suivre «, les papes prétendent pourtant qu’il a un patrimoine qui consiste en terres, en villes, en impôts, en principautés ; et lorsque, animés d’un zèle vraiment chrétien, ils emploient le fer et le feu pour disputer ce cher patrimoine, lorsque leurs bras paternels et sacrés font couler de toutes parts le sang des chrétiens, c’est alors que, fiers, d’avoir terrassé ces malheureux qu’ils appellent les ennemis de l’Église, ils se vantent de combattre pour elle et de défendre cette épouse de Jésus-Christ avec un courage tout à fait apostolique. Mais, en vérité, ils ne songent pas que les plus funestes ennemis de l’Église sont les mauvais papes, qui, par leur silence, font que Jésus-Christ est oublié, qui trafiquent honteusement de ses grâces, corrompent sa doctrine par des interprétations forcées, et la détruisent entièrement par l’exemple contagieux de leurs dérèglements abominables.
 
   De l’usage de la guerre par l’Église
 
   Parce que l’Église de Jésus-Christ a été établie par le sang, confirmée par le sang, augmentée par le sang, ils croient qu’il faut verser du sang pour la gouverner et la défendre, comme si Jésus-Christ n’existait plus, ou qu’il ne fût plus en état de protéger les siens comme il l’a toujours fait ! Ils savent que la guerre est une chose si cruelle qu’elle convient plutôt à des bêtes féroces qu’à des hommes ; si furieuse que les Furies elles-mêmes, selon les poètes, l’ont vomie sur la terre ; si funeste qu’elle traîne après elle les désordres les plus affreux ; si injuste qu’elle n’est ordinairement excitée que par les plus infâmes brigands ; si impie qu’elle est entièrement contraire à Jésus-Christ ; et cependant ces vicaires d’un Dieu de paix négligent toute autre occupation pour s’adonner entièrement à cet art abominable.
 
   Des prêtres
 
   Les prêtres du commun, qui croiraient faire un crime de ne pas suivre en tout les traces de leurs pieux supérieurs, ne manquent pas de les imiter. Il faut voir avec quel courage, avec quelle férocité militaire ils combattent pour soutenir leurs droits de dîme ! Comme ils emploient les épées, les piques, les bâtons, les pierres, en un mot toutes sortes d’armes, contre les téméraires qui osent les leur contester ! Comme ils sont attentifs et pénétrants quand il s’agit de tirer des livres des anciens quelque passage propre à effrayer le vulgaire ignorant et à lui persuader qu’il doit payer bien plus que la dîme ! Mais il ne leur vient point en tête qu’on lit aussi partout les secours et les services que le peuple qu les nourrit a droit d’attendre d’eux. Ils ne songent pas que la tonsure qu’ils ont à la tête est faite pour les avertir que le prêtre doit avoir rejeté loin de soi toutes les passions humaines, pour s’occuper uniquement des choses célestes. Non, non. Ces bons ecclésiastiques se vantent d’avoir rempli tous leurs devoirs quand ils ont marmotté leur bréviaire, et si bien marmotté, que je serais en vérité bien surprise [c’est la Folie qui parle] qu’aucune divinité puisse jamais ni les entendre, ni les comprendre, puisqu’ils ne s’entendent et ne se comprennent presque pas eux-mêmes, quand ils le récitent tout haut.
 
   Les prêtres ne diffèrent point des gens du monde quand il s’agit de veiller à leurs intérêts et de les défendre ; mais dès qu’il est question de remplir quelque devoir pénible, ils ont la prudence de s’en décharger sur les autres et de se le renvoyer comme une balle.
 
   Il en est des devoirs de la religion à peu près comme du gouvernement d’un État : le prince s’en repose sur ses ministres, les ministres sur leurs commis. Les prêtres laissent par modestie l’exercice de la piété au peuple. Le peuple s’en repose sur ceux qu’il appelle ecclésiastiques, croyant apparemment qu’il n’a rien de commun avec l’Église et que les vœux du baptême ne l’y attachent point. Les prêtres qui se disent séculiers, comme s’ils se faisaient une gloire d’appartenir au siècle et point du tout à Jésus-Christ, renvoient la balle aux réguliers ; les réguliers aux moines ; les moines non réformés aux réformés ; tous ensemble la rejettent aux moines mendiants ; les mendiants la font passer aux chartreux, de sorte que c’est dans les couvents de ces bons pères que la piété est cachée, et si bien cachée, qu’on ne peut presque jamais l’y voir.
 
   De même, les souverains pontifes, si actifs lorsqu’il est question de recueillir la riche moisson de leurs revenus, laissent aux évêques tous les travaux un peu trop apostoliques ; les évêques s’en déchargent sur les curés, les curés sur leurs vicaires, les vicaires sur les frères mendiants, et ceux-ci renvoient le soin de garder les brebis à ceux qui savent si bien les tondre !
 
     Rappelez-vous ce proverbe grec : Un fou dit quelquefois de bonnes choses –, à moins pourtant que vous ne pensiez que les femmes font une exception à cette règle générale.
 
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[1] On n’est pas loin de la parabole du Jugement Dernier. « Quand t’avons-nous vu pauvre, malheureux, … ? «
[2] « Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu… «
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