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FORMATION VIRILE

Publié le 12/08/2011

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Tout s'imposait comme allant de soi. Le ton et les manières formaient un ensemble cohérent. Rien n'étonnait, sauf justement ce sentiment qui s'emparait brusquement du petit Cadet âgé de onze ans, cette sensation d'appartenir soudain à une communauté qui n'avait pas d'équivalent. En se tenant ainsi à l'alignement, il possédait une signification, une place et un rang. Et ces choses, il fallait visiblement les prendre au sérieux. (...) Il est certain que le petit Cadet, le « ballot « qui se trouvait dans l'aile gauche de la chambrée numéro cinq, aurait été incapable de formuler clairement ce qui le bouleversait de la sorte, alors qu'il se figeait dans le rang. Pourtant, il se rendait pleinement compte d'une chose pour la première fois de sa vie, il se trouvait soumis à une loi et non plus à l'arbitraire. Il regarda à droite et à gauche, dévisagea ses camarades et il se sentit très fier. Ce qui l'emplit alors, et bien souvent par la suite, ce fut du bonheur. Pour la première fois, il soupçonna sa propre valeur. Devant ce sentiment pâlit la répulsion que toute contrainte peut susciter. Plus encore, l'amertume même ne pouvait qu'accroître cette conscience, presque enivrante de devoir ajouter sa propre force à la force de l'ensemble. Le Cadet aimait son sort. Il ne pouvait y avoir de doute à ce sujet. Il appartenait à une jeunesse qui trouvait dans l'étroitesse même de son existence une plénitude que les autres jeunesses de son époque ne connaissaient pas. Sa vie renfermait plus de sens et de valeur que celles des autres. (...) « Le service remplissait la journée. Je m'apercevais peu à peu que mon corps se durcissait. Mes attitudes gagnaient en assurance. Lorsque je pensais aux jeux enfantins qui m'amusaient à la maison, je me sentais honteux. Il m'était désormais tout à fait impossible de manquer de dignité. Quelquefois un désir fou de liberté m'envahissait, mais, il se brisait contre ma volonté. Voyez-vous, la joie d'être capable d'exécuter les ordres compensait toutes celles du libre vagabondage. Le service continuait. Il remplissait bien plus que la journée. « La grisaille monotone n'existait pas. La vie était colorée comme les uniformes, bariolée et barbare comme ces vêtements militaires sur lesquels le rouge et le jaune éclataient comme des cris joyeux sur un fond bleu et brillant. L'enthousiasme laïque devait jaillir du bois vert de l'Etat. Les Cadets, bourgeons non encore éclos, tiraient de lui toute leur force. La pédagogie, qui obtenait ce résultat, distillait en eux l'esprit prussien, celui qui exalte le plus la notion de l'Etat. Les Cadets étaient les séminaristes de l'armée. On les soumettait à des exercices laïques, tout comme l'Eglise soumet les siens à des exercices spirituels. Les jeunes âmes en dressage obéissaient à des principes de formation qui ne visaient pas la culture, mais la discipline, pas le travail, mais le service, pas la réussite, mais le devoir. On cultivait de la sorte une moyenne bonne au service. Chacun pouvait en goûter les bénédictions s'il se soumettait à la discipline. Pour s'élever au-dessus de cette moyenne, il fallait déployer toute sa valeur et toute sa force de résistance. (...) Les premières victoires I provoquèrent à l'école une joie chaude et rayonnante. Le recteur Boesser nous suggéra d'accrocher dans la salle des fêtes les portraits des hommes sur lesquels se concentrait l'espoir de la nation. Nous nous arrêtions souvent devant ces images, mais nous n'entendions pas souvent parler de ceux qu'ils représentaient. Les événements mettaient en vedette des noms tout à fait différents. Et ces noms-là - nous le constations avec une satisfaction brûlante - étaient tous d'anciens Cadets. En ce qui concerne le recteur Boesser, la victoire de Tannenberg 2 lui fournit son grand jour. (...) Il nous déclara que, si l'on considérait sans rien négliger, tous les détails et toutes les circonstances historiques de l'événement, lui, le recteur Boesser, tel qu'il se tenait maintenant devant nous, comptait parmi les vainqueurs de Tannenberg. Il eut un sourire embarrassé et nous raconta une histoire. Bien des années auparavant, le jeune répétiteur Boesser entra dans le corps enseignant de l'institution des Cadets à Wahistatt. Pendant la première réunion des professeurs, l'on discuta s'il fallait admettre l'élève Paul von Hindenburg 3 Beneckendorff dans la classe supérieure malgré ses faibles connaissances, surtout en ce qui concernait les mathématiques. « Oui, dit le répétiteur Boesser, car ce garçon a des dons remarquables et c'est un élève sérieux. « Il en fit presque une question de principe et réussit, contre l'opposition des professeurs plus âgés, à obtenir gain de cause. Bien des années plus tard, le jeune professeur Boesser se trouvait à Ploen et devait examiner un « ballot « qui passait son examen d'admission. Le ballot s'appelait Eric von Ludendorff 4. Ce Ludendorff était bien en retard pour le latin et on ne voulut l'admettre que dans une classe inférieure. « Cela, dit le recteur Boesser, me sembla presque une trahison à l'égard des talents de l'élève; que j'avais déjà pressentis au cours de l'examen. Je promis de venir au secours de l'élève Ludendorff en lui donnant des leçons supplémentaires de latin, et on l'admit parmi les camarades de son âge. «

Ernst von SALOMON. Les Cadets, 1933. Ed. Corréa, 1953.

1. De la guerre 1914-1418. 2. Août 1914 - Victoire de Hindenburg des Allemands sur les Russes. 3. 1847-1934 - Commandant en chef des armées allemandes à partir de septembre 1916. 4. 1865-1937 - Adjoint du Feld Maréchal Hindenburg, chef effectif de l'armée allemande en 1918.

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