Gabriel LE PRÉCEPTEUR.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
Et puis vous preniez peut-être plaisir à faire une expérience philosophique.
Eh bien, qu'avez-vous découvert?
Qu'une femme pouvait acquérir par l'éducation autant de logique, de science et de courage qu'un homme.
Mais vous n'avez pas réussi à empêcher qu'elle eût un coeur plus tendre, et que l'amour ne l'emportât chez elle
sur les chimères de l'ambition.
Le coeur vous a échappé, monsieur l'abbé, vous n'avez façonné que la tête.
LE PRÉCEPTEUR.
Ah! c'est là ce qui devrait vous rendre cette tête à jamais respectable et sacrée! Tenez, je vais vous dire une
parole imprudente, insensée, contraire à la foi que je professe, aux devoirs religieux qui me sont imposés.
Ne
contractez pas de mariage avec Gabrielle.
Qu'elle vive et qu'elle meure travestie, heureuse et libre à vos côtés.
Héritier d'une grande fortune, il vous y fera participer autant que lui-même.
Amante chaste et fidèle, elle sera
enchaînée, au sein de la liberté, par votre amour et le sien.
ASTOLPHE.
Ah! si vous croyez que j'ai aucun regret à mes droits sur cette fortune, vous vous trompez et vous me faites
injure.
J'eus dans ma première jeunesse des besoins dispendieux; je dépensai en deux ans le peu que mon père
avait possédé, et que la haine du sien n'avait pu lui arracher.
J'avais hâte de me débarrasser de ce misérable
débris d'une grandeur effacée.
Je me plaisais dans l'idée de devenir un aventurier, presque un lazzarone, et
d'aller dormir, nu et dépouillé, au seuil des palais qui portaient le nom illustre de mes ancêtres.
Gabriel vint
me trouver, il sauva son honneur et le mien en payant mes dettes.
J'acceptai ses dons sans fausse délicatesse,
et jugeant d'après moi-même à quel point son âme noble devait mépriser l'argent.
Mais dès que je le vis
satisfaire à mes dépenses effrénées sans les partager, j'eus la pensée de me corriger, et je commençai à me
dégoûter de la débauche; puis, quand j'eus découvert dans ce gracieux compagnon une femme ravissante, je
l'adorai et ne songeai plus qu'à elle...
Elle était prête alors à me restituer publiquement tous mes droits.
Elle le
voulait; car nous vécûmes chastes comme frère et soeur durant plusieurs mois, et elle n'avait pas la pensée que
je pusse avoir jamais d'autres droits sur elle que ceux de l'amitié.
Mais moi, j'aspirais à son amour.
Le mien
absorbait toutes mes facultés.
Je ne comprenais plus rien à ces mots de puissance, de richesse et de gloire qui
m'avaient fait faire en secret parfois de dures réflexions.
Je n'éprouvais même plus de ressentiment; j'étais prêt
à bénir le vieux Jules pour avoir formé cette créature si supérieure à son sexe, qui remplirait mon âme d'un
amour sans bornes, et qui était prête à le partager.
Dès que j'eus l'espoir de devenir son amant, je n'eus plus
une pensée, plus un désir pour d'autre que pour elle; et quand je le fus devenu, mon être s'abîma dans le
sentiment d'un tel bonheur que j'étais insensible à toutes les privations de la misère.
Pendant plusieurs autres
mois elle vécut dans ma famille, sans que nous songeassions l'un ou l'autre à recourir à la fortune de l'aïeul.
Gabrielle passait pour ma femme, nous pensions que cela pourrait durer toujours ainsi, que le prince nous
oublierait, que nous n'aurions jamais aucun besoin au delà de l'aisance très-bornée à laquelle ma mère nous
associait; et, dans notre ivresse, nous n'apercevions pas que nous étions à charge et entourés de malveillance.
Quand nous fîmes cette découverte pénible, nous eûmes la pensée de fuir en pays étranger, et d'y vivre de
notre travail à l'abri de toute persécution.
Mais Gabrielle craignit la misère pour moi, et moi je la craignis pour
elle.
Elle eut aussi la pensée de me réconcilier avec son grand-père et de m'associer à ses dons.
Elle le tenta à
mon insu, et ce fut en vain.
Alors elle revint me trouver, et chaque année, depuis trois ans, vous l'avez vue
passer quelques semaines au château de Bramante, quelques mois à Florence ou à Pise; mais le reste de
l'année s'écoulait au fond de la Calabre, dans une retraite sûre et charmante, où notre sort eût été digne d'envie
si une jalousie sombre, une inquiétude vague et dévorante, un mal sans nom que je ne puis m'expliquer à
moi-même, ne fût venu s'emparer de moi.
Vous savez le reste, et vous voyez bien que, si je suis malheureux
et coupable, la cupidité n'a aucune part à mes souffrances et à mes égarements.
LE PRÉCEPTEUR.
Je vous plains, noble Astolphe, et donnerais ma vie pour vous rendre ce bonheur que vous avez perdu; mais il
me semble que vous n'en prenez pas le chemin en voulant enchaîner le sort de Gabrielle au vôtre.
Songez aux Gabriel
SCÈNE III.
92.
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