GABRIEL MARCEL: CROYANCE ET ENGAGEMENT (in Mystère de l'Etre, tome II, Aubier)
Publié le 06/02/2011
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Mais ce qui importe au point où nous sommes parvenus, c'est de discerner la différence d'orientation, je serais presque tenté de dire de polarisation, entre la conviction et la foi. L'homme qui se déclare convaincu, tire en quelque sorte une barre. Il se prétend assuré que rien de ce qui pourra survenir ne modifiera sa façon de penser. La foi pourvu qu'elle soit conçue dans sa vérité, se présente autrement. Je serais tenté de dire que nous avons à reprendre à notre compte l'opposition que, dans Les deux sources de la Morale et de la Religion, Bergson a instituée entre le clos et l'ouvert. Mais il est certain que nous devons être en garde contre une certaine confusion véhiculée par le langage courant : le verbe croire est employé journellement de la façon la plus indistincte, la plus flottante. Il peut vouloir dire tout simplement : je présume ou : il me semble. Dans ce registre croire apparaît comme simplement beaucoup plus faible, beaucoup plus incertain que être convaincu. Mais si nous voulons arriver dans ce domaine à des pensées plus distinctes nous devrons concentrer notre attention non pas sur le fait de croire que mais sur celui de croire en. Ici c'est l'idée de crédit qui peut nous guider. Ouvrir un crédit à... voilà me semble-t-il l'opération vraiment constitutive de la croyance en tant que telle. Mais bien entendu, nous ne devons pas ici nous hypnotiser sur l'aspect matériel que présente cette opération dans le monde des affaires ou de l'argent ; une banque qui consent un crédit à un particulier met à sa disposition une certaine somme avec l'espoir que cette somme lui sera restituée dans un délai déterminé et avec un certain bénéfice. Il est d'ailleurs bien convenu entre la banque et le particulier que, si cette restitution n'a pas lieu dans les conditions prévues, la banque sera en droit de prendre certaines mesures envers ce débiteur défaillant. Mais dès le moment où c'est à proprement parler de croyance qu'il est question, nous sommes tenus de délester, si je puis dire, l'ouverture de crédit de cette charge matérielle. Si je crois en, cela veut dire que je me mets moi-même à la disposition ou encore que je prends un engagement fondamental qui porte non pas seulement sur ce que j'ai mais sur ce que je suis. Dans le langage philosophique actuel, on pourrait exprimer ceci en disant que la croyance est affectée d'un indice existentiel qui, en principe, fait totalement défaut dans la conviction. Même si ma conviction portait sur la nature, sur la valeur, sur les mérites d'une certaine personne, on ne peut certainement pas dire qu'en tant que conviction elle impliquerait de ma part quoi que ce soit qui ressemble à un engagement vis-à-vis de cette personne. Tout se passerait au fond comme si je restais en quelque sorte enfermé en moi-même, et comme si, de la résidence qui était la mienne, sans en sortir, je prononçais un certain jugement qui ne m'engagerait à rien. On pourrait dire encore que croire, de ce point de vue, c'est essentiellement suivre, mais à condition de ne pas prendre ce mot dans une acceptation passive. L'image du ralliement vient ici compléter très utilement celle du crédit. Si je crois en, je me rallie à, avec l'espèce de rassemblement intérieur que cet acte comporte. On pourrait dire de ce point de vue que la croyance la plus forte, ou plus exactement la plus vivante est celle qui engage le plus complètement toutes les puissances de notre être.
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