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HUMILIATION

Publié le 11/08/2011

Extrait du document

Sucharita prépara le goûter sur un plateau dans le couloir; puis elle remit le plateau à un serviteur pour le faire passer à la ronde, revint ensuite sur la terrasse et s'y assit. Quand le domestique arriva, il était suivi de Gora. Tous furent frappés par sa haute taille et son teint clair. Il portait la marque de sa caste tracée sur son front en argile du Gange. Il était vêtu d'un dhuti1 de gros fil et d'une veste à l'ancienne mode, tenue par des cordons; ses sandales de facture rustique laissaient voir ses orteils. Il entra, incarnation de la révolte contre la modernité; même Binoy ne l'avait jamais vu arborer une tenue si martiale et si provocante. En vérité, Gora était alors rempli d'une furieuse révolte contre le cours des choses, et cette révolte avait une raison particulière. Il était parti la veille sur un bateau pour assister à la cérémonie du bain à Tribeni. Aux escales du parcours, montèrent à bord comme passagères des troupes de pèlerines accompagnées par un ou deux hommes. Par souci de s'assurer une place, elles avaient joué des coudes et s'étaient bousculées, si bien qu'avec leurs pieds boueux, quelques-unes avaient glissé sur la simple planche qui servait de passerelle et étaient tombées, tandis que d'autres se voyaient même poussées dans l'eau par les matelots. Plusieurs de celles qui étaient parvenues à s'assurer une place avaient perdu leurs compagnes dans la foule. Par-dessus le marché, la pluie tombait; de temps en temps une averse les trempait, et le pont sur lequel il leur fallait s'asseoir était recouvert d'une vase gluante. On lisait sur les visages de ces malheureuses un désespoir harassé, dans leurs yeux, une pitoyable anxiété; elles n'ignoraient pas que, créatures faibles et insignifiantes, elles ne pouvaient attendre aucun secours du capitaine ni de l'équipage; aussi leur moindre mouvement révélait-il leur timidité et leur appréhension. Seul, Gora s'efforçait de les aider dans leur détresse. Appuyés au bastingage du pont des premières, un Anglais et un Babou 2 bengali d'allure moderne fumaient le cigare, causaient et s'amusaient du spectacle; par moments, devant une situation spécialement fâcheuse d'une des pèlerines, l'Anglais éclatait de rire et le Bengali se joignait à son hilarité. Quand ils eurent deux ou trois fois manifesté cette gaîté, Gora fut incapable d'en supporter davantage; il monta sur le pont supérieur et cria d'une voix de tonnerre : « Cela suffit. N'avez-vous pas honte? « L'Anglais se contenta de regarder durement Gora en l'examinant des pieds à la tête, mais le Bengali daigna répondre : « Honte? railla-t-il. Oui, j'ai honte de la stupidité de ces pauvres créatures. - Il y a des brutes bien pires que ces misérables ignorantes, lança Gora le visage en feu, ce sont les hommes sans cœur. - Allez-vous-en, riposta le Bengali qui se fâchait. Vous n'avez pas le droit de monter en première. - Non, certes, répondit Gora, ma place n'est pas avec un type comme toi, mais avec ces humbles pèlerins. Pourtant je vous conseille de ne pas me forcer à remonter dans vos premières. « Et il descendit en courant vers le pont supérieur. Après l'incident, l'Anglais s'étendit de nouveau sur son fauteuil de pont, les pieds sur la rambarde, et il se plongea dans la lecture d'un roman. Son compagnon bengali tenta deux ou trois fois, mais sans succès, de renouer le fil de la conversation. Alors, pour bien montrer qu'il se distinguait du troupeau de ses compatriotes, il appela le garçon et lui commanda du poulet rôti; le garçon ne pouvait offrir que du pain, du thé et du beurre, sur quoi le Babou s'exclama en anglais : « Quel scandale de trouver si peu de commodités à bord de ce bateau! « Son compagnon, néanmoins, ignora cette ouverture; et même quand, un instant après, le journal de l'Anglais s'étant envolé, le Bengali sauta de son fauteuil pour le rattraper et le rendre à son propriétaire, il ne reçut pas un mot de remerciement. En descendant, à Chandernagor, le Sahib 3 aborda Gora et, soulevant légèrement son chapeau, il dit : « Je m'excuse de ma conduite, j'en suis confus «, puis il se hâta de descendre. Mais ce qui brûlait en Gora, c'était le sentiment de l'outrage infligé par le spectacle d'un de ses compatriotes, un homme instruit, capable de se joindre à un étranger pour s'amuser de la triste situation de son propre peuple et pour rire des malheureux en prenant un air de supériorité. Les gens de son pays prêtaient le flanc à toutes sortes d'insultes et d'insolences. Ils s'étaient habitués à considérer comme inévitable d'être traités comme du bétail par des compatriotes plus heureux et ils en arrivaient à considérer une telle attitude comme naturelle et légitime. L'origine de cette soumission, Gora la voyait dans l'ignorance profonde qui pénétrait tout le pays et dont la pensée lui brisait le cœur; mais la blessure la plus vive était pour lui de voir ses compatriotes plus éduqués, au lieu d'assumer eux-mêmes le fardeau de cette honte et de cette indignité permanente, préférer se faire gloire de leur immunité. Voilà pourquoi Gora, désireux de montrer son mépris pour les conventions vaines et livresques respectées par les gens plus civilisés, avait arboré, pour une visite dans une maison brahmo 4 où son père l'envoyait, le signe tracé sur son front par l'argile du Gange et cette tenue rustique et provocante.

Rabindranath TAGORE. Gora, 1910. 

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