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IDYLLE MENACÉE

Publié le 11/08/2011

Extrait du document

La promenade eut lieu un dimanche d'août. Toutes leurs hardes portant l'étoile cousue au côté gauche, Golda proposa qu'on sortît tout simplement en bras de chemise. Le temps était beau comme il ne serait jamais plus dans la vie des deux enfants; Ernie et Golda gagnèrent la berge de la Seine, et sous la voûte obscure d'un pont, se défirent de leurs vêtements compromettants que Golda enfouit dans un cabas de ménagère, vite recouvert d'un papier journal. Puis, se donnant la main, ils longèrent la Seine jusqu'au Pont-Neuf où, non sans une délicieuse angoisse, ils grimpèrent le petit escalier de pierre pour remonter à la surface du monde chrétien. Tout à l'angoisse et au plaisir, n'osant pas se regarder, ils cheminaient paisiblement, se sachant là, comme deux oiseaux qui évoluent de conserve par pure intuition. De temps à autre, oublieux de ses promesses, Ernie ne pouvait s'empêcher de boitiller légèrement dans le sens de Golda, qui le rappelait à l'ordre, d'un serrement de mains muet. Ils atteignirent la place Saint-Michel, s'immobilisèrent longuement devant la façade d'un cinéma. - Moi, dit tout à coup Golda, rompant le silence, j'ai jamais encore été au cinéma. Et toi? - Moi non plus, constata Ernie surpris. Mais puisqu'on n'a pas l'étoile, chuchota-t-il doucement en yiddish, on n'a qu'à rentrer pour une fois; je n'arrive pas à comprendre ce que ça peut être. Tu vois, il me reste quatre, cinq, sept francs. - C'est trop, trop cher, dit Golda. Et puis je préfère dehors, la vie. Ils suivirent le boulevard Saint-Michel et parvinrent au lion de la place Denfert, aussi majestueux et dominateur que le lion de Juda, gardien de l'armoire du Saint des Saints. Puis tentés par une ruelle au charme populaire, ils débouchèrent dans l'avenue du Maine, y découvrirent un square minuscule, charmant, véritable oasis enclose d'immeubles écrasés de soleil et qui, toutes persiennes rabattues, semblaient endormis d'un sommeil définitif. Ils choisirent longuement leur banc, Golda posa son cabas dessous, et prenant la pose d'amoureux parisiens, ils regardèrent sans les voir les enfants, les bonnes, les vieilles qui goûtaient elles aussi, le bonheur du square Mouton-Duvernet. - Je me demande, chuchota Golda, pourquoi ils nous interdisent aussi les squares. C'est pourtant la nature... Un nuage de soie rose traversait le ciel de Paris, juste au-dessus du grand bâtiment qui se dessinait derrière le feuillage, de l'autre côté de l'avenue du Maine, déserte, et Ernie le suivit par l'imagination jusqu'en Pologne, où sous un même ciel évanescent d'août, se mourait le peuple juif. - Oh! Ernie, dit Golda, toi qui les connais, dis-moi pourquoi les chrétiens nous en veulent-ils comme ça? Ils ont pourtant l'air gentils, quand on les regarde sans étoile. De son bras, Ernie entoura gravement les épaules de Golda. - C'est très mystérieux, murmura-t-il en yiddish, eux-mêmes ne le savent pas exactement. J'ai été dans leurs églises, j'ai lu leurs évangiles; sais-tu qui était le Christ? Un simple Juif, comme ton père. Golda eut un doux sourire : - Tu te moques, dit-elle. - Si, si, crois-moi, et je parie même qu'ils se seraient bien entendus tous les deux, car c'est vraiment un bon Juif, tu sais, un miséricordieux, un doux. Les chrétiens disent qu'ils l'aiment, mais moi je pense qu'ils le détestent sans le savoir; alors ils prennent la croix par l'autre bout, et ils en font une épée, et ils nous frappent avec! Tu comprends, Golda, s'écria-t-il soudain étrangement excité, ils prennent la croix et ils la retournent, et ils la retournent, mon Dieu... - Chut, chut, fit Golda, on va nous entendre. Et passant sa petite main sur les cicatrices du front d'Ernie, comme elle s'y complaisait souvent, elle sourit :  

- Tu m'avais pourtant promis de ne pas « penser « de tout l'après-midi. Ils rirent tous les deux. Golda prit son harmonica au fond du sac, le fit miroiter sous le nez d'Ernie et, toujours souriante, porta l'instrument à ses lèvres et se mit à en tirer des modulations clandestines; c'était un vieux chant d'espoir et, les yeux inquiets, scrutant le square Mouton-Duvernet, elle y goûtait une sorte de plaisir du fruit défendu. Ernie se pencha, arracha une touffe d'herbe un peu rouillée qu'il entreprit de piqueter sur la chevelure encore humide de Golda. Au moment du départ, il voulut la dépouiller de cette pauvre guirlande, mais la jeune fille retint sa main : - Tant pis pour les gens, dit-elle. Et tant pis pour les Allemands aussi, aujourd'hui je dis tant pis à tout... répéta-t-elle avec un air subit de gravité. André SCHWARZ-BART. Le dernier des Justes. Ed. du Seuil, 1959.

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