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Jean Rostand, Ce que je crois

Publié le 26/04/2011

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rostand

«J'ai déjà dit que je croyais l'humanité installée pour un très long temps sur la terre. Je ne la vois pas succombant à la famine ou à l'épuisement des sources d'énergie.    Je crois que les dangers mêmes qui la menacent dans son existence lui seront un aiguillon bienfaisant pour la contraindre à s'organiser et à s'unifier.    Je crois que l'intolérance, le fanatisme, le sectarisme — où, le plus souvent, il ne faut voir qu'excès de moralité mal entendue — ne seront que des régressions temporaires. Je crois que l'idée démocratique triomphera sans réserves, en ce sens qu'il me paraît impossible que l'instinct de justice ne fasse aboutir ses protestations et que l'avantage du grand nombre n'en vienne à prévaloir sur l'intérêt de quelques-uns.    J'ignore quel sera le système d'économie le plus apte à assurer l'équitable distribution des biens matériels et spirituels; mais je suis à peu près sur que l'époque ne peut plus être lointaine où Ton s'étonnera que, durant tant de siècles, tant de choses aient pu rester le privilège de si peu de gens, et que la société ait pu se partager en groupes si inégalement traités qu'on y différait par la taille, par le quotient intellectuel, par la résistance aux maladies, par l'espérance de vie, par le taux de criminalité.    Certes, aucun ajustement social ne saurait abolir les inégalités naturelles entre les humains; mais ces inégalités mêmes, je crois que de moins en moins elles seront soulignées par une sanction sociale, car un temps viendra où ce ne sera plus la meilleure récompense des meilleurs que d'avoir en excès ce qui est de manque aux moins bons.    Cette nécessaire libération du grand nombre, elle ne pourra s'accomplir sans empiéter un peu rudement sur cette liberté des privilégiés que, de nos jours, on confond volontiers avec la liberté. Aussi soulèvera-t-elle des résistances vives : comme toujours, il faudra qu'on arrache par la force ce qui eût dû être accordé de bonne grâce; mais force ne signifie point violence, ni surtout violence aveugle, — et je crois avec Bertrand Russell que l'on peut toujours faire les choses sans violence, bien que ce soit peut-être un peu plus long.    Ce qui apparemment sera malaisé, c'est de faire en sorte que la collectivité ne mésuse pas de sa puissance à l'égard de ceux qui la constituent. Il y aura un équilibre difficile à trouver et à sauvegarder entre le souci de l'intérêt collectif et le respect de la liberté individuelle. Même si la société future arrivait à s'organiser de façon assez harmonieuse pour qu'elle fût fondée à se regarder comme l'expression des intérêts de tous, je crois qu elle n'en devrait pas moins persister dans son scrupule envers chacun. En d'autres termes, je crois que, tout compte fait, c'est tous les individus qui se trouveraient lésés si la collectivité s'accordait le droit de toujours, et en toute circonstance, sacrifier l'intérêt de chacun à l'intérêt de tous.    Je crois, enfin, que l'individualité spirituelle de chacun devra être jalousement préservée pour le plus grand avantage de l'ensemble. L'intelligence, la sensibilité humaines ne pourraient que perdre à l'homogénéisation, à l'unification des esprits. Pendant un très long temps, et peut-être toujours, il y aura assez d'incertitude dans les jugements et dans les goûts pour que l'humanité trouve profit à ce que les hommes pensent, sentent et croient différemment.    Ce ne serait pas la peine que la nature fasse de chaque individu un être unique pour que la société réduisît l'humanité à n'être qu'une collection de semblables. «    Jean Rostand, Ce que je crois (1953).

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