Julien BENDA. (Exercice d'un enterré vif !)
Publié le 22/03/2011
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Un des traits qui me détournent le plus du siècle est l'intérêt, on peut dire exclusif, qu'il porte à l'actualité. De quoi s'émeut-on au salon ? De l'événement du matin, de la pièce en cours, du scandale de la semaine, de l'élection de demain. Que lisent les gens du monde? Des journaux, des revues du moment, le roman qui sort de la presse. De même dans toutes les classes : parcourant récemment la liste des livres que le public emprunte à une bibliothèque où j'en emprunte moi-même, je constatai qu'ils sont presque uniquement des ouvrages d'écrivains du jour. Tout cela d'ailleurs me semble fort naturel : l'intérêt que les générations portent aux manifestations de leur époque est une forme de l'intérêt qu'elles se portent à elles-mêmes ; ajoutez que qui dit actualité dit chose en acte, que les œuvres actuelles sont en train d'agir, leurs auteurs en train de vivre, qu'on peut les voir, les toucher, leur parler, et qu'il y a là une source de sensation que ne peuvent donner des œuvres passées. Il n'en reste pas moins que cette impuissance du séculier à s'élever au-dessus de l'heure présente est une des choses qui me signifient le plus crûment son endémique frivolité et me le rendent le plus profondément étranger. Je dirai plus : non seulement l'actuel ne m'attache pas en tant qu'actuel, mais j'ai une prévention contre lui. J'ai une sorte d'hostilité naturelle contre l'œuvre qui paraît, du seul fait qu'elle paraît, c'est-à-dire qu'elle prétend, ne fût-ce qu'à un degré infime, créer de la sensation, de la surprise, une attention particulière, toutes choses qui me sont antipathiques et en elles-mêmes et dans l'objet qui cherche à les produire. C'est là une forme de mon aversion pour cet état qui semble commander toute l'humanité séculière, éminemment en fait de choses de l'esprit : la soif de nouveauté. Aversion insoutenable si l'on songe que les plus grands chefs-d'œuvre ont commencé par être des nouveautés mais fort sage quand on pense aux milliers de nouveautés qui furent de purs néants. Toujours est-il que ce trait de ma nature m'a rendu les plus grands services. Que de livres depuis soixante ans je me suis abstenu de lire, dont le siècle me criait qu'ils étaient capitaux et dont il ne sait même plus le nom ! En somme, j'ai une tendance à me dire des œuvres qui paraissent qu'elles ne sont rien du tout, surtout quand le public en fait grand bruit. Neuf fois sur dix, je ne me suis pas trompé.
Mon absence de goût pour la nouveauté me porte à un sentiment qui paraîtra monstrueux à la plupart des hommes : l'acceptation d'un certain immobilisme pour l'humanité, du moins en matière d'art. Et, de fait, je me suis souvent surpris à penser : pourquoi faire de la nouvelle musique quand on a Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, Schumann, Wagner? de la nouvelle poésie quand on a Homère, Virgile, Shakespeare, Victor Hugo, Baudelaire? Je sais le haussement d'épaules qui attend cette position, avec laquelle nous n'aurions ni Debussy, ni Balakirew1, ni Stravinsky, ni Mallarmé, ni Claudel, ni les surréalistes. Mais, en vérité, d'un point de vue hautement général, y aurions-nous beaucoup perdu? Ce qu'il y a de bon chez ces auteurs n'est-il pas, quand on sait y voir, déjà chez leurs grands aînés, et ce qui leur revient vraiment en propre, ne le constatons-nous pas dès maintenant probablement périssable ? Mon sentiment est que les formes de l'art, à la grande différence de ce qui se passe pour la science, ne sont pas en nombre illimité et qu'il se pourrait bien qu'à l'heure actuelle elles ne soient plus renouvelables. Les artistes de ce dernier demi-siècle me donnent l'impression de faire de la poésie et de la musique parce que leur époque a besoin, comme toutes les époques, d'exercer ces activités. (Des hommes compétents m'assurent qu'on en pourrait dire autant de la peinture.) Ce qui n'a rien à voir avec le fait de produire quelque chose d'artistiquement important; encore que les deux puissent coexister. Dans un premier temps, le candidat fera de ce texte un résumé ou une analyse (à préciser sur la copie). Dans un second temps, le candidat choisira un problème étudié ou abordé dans le texte auquel il attache un intérêt particulier ; il en précisera les données et exposera en les justifiant ses propres vues sur la question (ce second exercice sera précédé du titre : discussion,).
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