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LE BON ÉLÈVE

Publié le 11/08/2011

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Mon lycée, de briques et de ciment, était tout neuf. A tous les étages, la clarté, l'espace, l'eau. D'immenses cours sans arbres. D'immenses dortoirs dont les fenêtres donnaient sur le terrain d'une caserne. Au lever, en voyant au-dessous courir et manœuvrer ces uniformes, on avait l'impression qu'après la classe au second étage, après l'étude au premier, à midi l'on sortirait soldat. La sonnerie du clairon au réveil et au couvre-feu, une demi-heure avant notre lever, une demi-heure après notre coucher, encadrait la journée d'une marge, d'un temps neutre et libre pour lequel nous réservions nos gambades, nos folies. Je trouvai tout en abondance : dans mes rêves les plus heureux, ce que j'avais juste imaginé, c'était le lycée. Les poêles ronflaient au rouge. Chaque étude possédait des dictionnaires historiques, sa bibliothèque, son atlas. J'eus le jour même trente volumes sur lesquels j'écrivis mon nom; j'eus d'un seul coup vingt professeurs. Travail, cher travail, toi qui terrasses la honteuse paresse! Travail d'enfant, généreux comme un amour d'enfant! Il est si facile, quelle que soit la surveillance, de travailler sans relâche. Au réfectoire, alors qu'on distribuait les lettres, j'en profitais, puisqu'on ne m'écrivait jamais, pour relire mes cahiers. Le jeudi et le dimanche, pour éviter la promenade, je me glissais à la Permanence. Ce nom vous plaît-il autant qu'il me plaisait : travail permanent, permanente gloire! Dans les récréations, il suffisait, sans même dissimuler son livre, de tourner lentement autour d'un pilier selon la place d'un répétiteur qui faisait les cent pas. Je me levais chaque matin à cinq heures avec joie, pour retrouver dans mon pupitre le chantier de mes thèmes, mes feuilles de narration éparpillées, mais déjà portant leur numéro, comme les pierres d'un édifice. Le jour était souvent gâché par la vaccination, la gymnastique, mais restait la nuit. Je me couchais, j'attendais. La caserne était endormie. Les clairons des sociétés civiles qui s'exerçaient dans les prairies voisines, sonnant à cette heure, sans dignité, la soupe ou la visite, se taisaient enfin... J'attendais. Je savais que la journée, avant de s'évanouir, me laisserait la solution du problème, qu'elle ne mourrait pas sans dévoiler le sens de la phrase latine la plus mystérieuse à cet enfant silencieux et nu, sans langage, sans tunique, qui pourrait être aussi bien un enfant romain, un enfant toscan. Je savais que les fautes d'orthographe oubliées devaient apparaître sur le mur, en caractères géants, que les barbarismes bossus, les solécismes émaciés, envoûtés dans le grec pur et ferme de mon thème, allaient s'en dégager et, grimaçants, se laisser prendre; les gallicismes revenir vers moi, déconfits, en tenue française, de leur équipée aux mondes antiques. Il ne me restait bientôt plus que des cahiers apaisés, des devoirs lisses, une mémoire soumise; je pouvais, sans scrupule, me livrer à tous les rêves qui se pressaient maintenant autour du seul élève éveillé et qui ne pouvaient plus pénétrer que par moi dans le cœur de la nuit... Onze heures! Le veilleur passait; il n'y avait, contre sa lanterne, contre sa tournée aveuglante, que les ombres fuyantes des quatre colonnes de fonte, que quatre demi-secondes d'ombre. Il s'arrêtait devant mon lit, soupçonneux, je retenais mon souffle, je ne réfléchissais pas que les dormeurs, eux aussi, respirent et qu'ainsi, s'il était bon veilleur, il ne pouvait que me croire mort. Chers professeurs, les amis de la concorde, qui vous êtes pourtant rangés à mon côté contre le censeur, et m'avez sauvé quatre fois du conseil de discipline. Ce n'est pas seulement parce que j'étais toujours premier; il faut que toute classe ait son premier, comme elle a son dernier, et son menteur et celui aux jambes maigres qu'on appelle tombé du nid. Mais je me rendais compte qu'ils estimaient, plus encore que le labeur, l'aisance de l'esprit, l'indépendance. J'étais respectueux sans humilité, zélé sans zèle. J'avais une écriture haute, nette, des cahiers à double marge, de sorte que la correction n'y devenait pas une tâche infamante, mais la variante, mais un appendice. Je ne demandais jamais à répondre, mais interrogé, je me levais et tout droit, et je ne feignais pas de m'asseoir sur l'encrier de la table voisine. Libéraux, ces hommes avaient de la reconnaissance envers cet enfant libéral. Ils ne me tinrent pas rigueur de ne jamais m'attarder à leur chaire, la récréation sonnée; de ne jamais accepter leurs invitations pour le dimanche, comme si j'étais le perpétuel invité de mes camarades... Ils m'estimaient. « Simon, me dit l'un d'eux, vous êtes la conscience de la classe. «

Jean GIRAUDOUX. Simon le pathétique. Ed. Grasset, 1918.

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