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LE FÉDÉRALISME À LA CARTE

Publié le 12/08/2011

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S'il est incontestable que l'Europe a besoin du fédéralisme comme il vient d'être défini dans la note de Denis de Rougemont, on ne voit pas, en revanche, au nom de quel principe on travaillerait à constituer un Etat supranational dans lequel tous les Etats obéiraient à un système croissant de lois communes et aligneraient progressivement leur politique sur tous les plans : affaires étrangères, défense, économie, agriculture. Ces Etats ont des passés différents, des affinités particulières. Si certains d'entre eux peuvent parvenir à fusionner, aidons-les dans cette tâche. Mais si, comme l'expérience le démontre, de nombreuses difficultés s'opposent à de telles fusions, n'attendons pas pour autant le moment de faire progresser les idées européennes. Agissons autrement et procédons, sans attendre une hypothétique unification, à une série d'accords qui associeront des groupes de collectivités conscientes pour accomplir les tâches imposées par l'évolution. Partons des secteurs où le poids du passé particulariste est le moins lourd. Ils sont nombreux et le deviendront de plus en plus, car, du tourisme aux laboratoires de la chimie moderne, toute une série d'activités prennent un caractère international. Ainsi se construira le fédéralisme à la carte, c'est-à-dire un réseau d'accords par lesquels certaines nations et collectivités décideront de coopérer sur tel ou tel plan bien délimité, le nombre des participants pouvant varier selon les objectifs visés. Supposons, par exemple, que, demain, la Suisse ou la Suède, voire tel pays de l'Est, signe avec la France et d'autres nations une convention pour la création d'une université commune, pourquoi imposerions nous à nos cosignataires de partager également nos problèmes de défense? Il faut savoir tenir compte de la diversité des préoccupations et des intérêts en cause. En institutionnalisant trop on ne tient pas assez compte du caractère biologique de la société Le fédéralisme à la carte permettrait de dépasser le cadre de l'Europe des Six, insuffisant dans de nombreux domaines et qui doit simplement être considéré comme un noyau. Prenons l'exemple de la circulation des travailleurs où des progrès ont été enregistrés en 1968, mais dont la solution reste limitée. La Suisse, qui ne fait pas partie du Marché Commun, passe un premier contrat avec l'Espagne, autre pays non membre, et un second accord avec l'Italie qui, elle, a signé le traité de Rome; puis la France, l'un des Six, s'entend avec l'Espagne, extérieure à ce groupe. Tous ces accords bilatéraux sont-ils vraiment de notre époque? Ne vaudrait-il pas mieux imaginer une convention multilatérale, dépassant l'Europe des Six? Il en est de même pour les transports : comment régler à l'intérieur des frontières du « Marché Commun « les problèmes qui se posent dans ce secteur, alors que de très nombreux itinéraires européens logiques passent par la Suisse? On veillera cependant à ce que l'accès de tel pays ou de tel organisme à une association européenne ne soit pas en contradiction avec son refus de participer à d'autres organisations complémentaires de cette association. II faut tenir compte à cet égard de la notion d'ensembles et de sous-ensembles. Le fédéralisme à la carte, s'il élimine l'idée de vouloir figer des institutions et n'a pas l'ambition, dépassée, de fonder un nouvel Etat, exige un certain esprit et un élan de la part de tous ceux qui voudront y participer. Avant de choisir le menu, il faut tout de même être entré dans le restaurant et s'être mis à table avec la volonté de se composer un repas.

Le fédéralisme à la carte repose sur la nécessité de nouer organiquement les relations entre les hommes à partir de la base au lieu de les imposer du sommet. La politique doit confirmer les ramifications de la vie, mais nous aurions tort de vouloir structurer des relations d'inter-dépendance qui ne seraient pas fondées sur un sain développement des techniques et des mentalités. Les hommes qui veillent sur le berceau de l'Europe des Six sont formés et désignés par les gouvernements pour défendre des intérêts a nationaux, et souvent immédiats. Ils n'ont pas pour vocation d'imaginer un avenir fédéral, qu'il s'agisse de fonctionnaires nationaux, siégeant au sein des comités d'experts, ou de ministres des Affaires étrangères dont la tradition est davantage de négocier en tirant parti des situations passées que de construire en commun. Chacun, de retour dans sa capitale, est plus préoccupé de montrer à son gouvernement qu'il a bien défendu les intérêts dont il a la charge, que de faire le bilan prospectif des entreprises d'avenir édifiées à plusieurs. Aucun pays ne porte en lui-même la vertu de se réformer et cette constatation s'applique à tout ce qui s'isole de l'environnement, y compris l'Université française, dont l'échec pour opérer de l'intérieur sa mutation a éclaté publiquement. Le fédéralisme pousse à l'adaptation, alors que l'orgueil national bloque les évolutions et provoque des crises de réajustement du type de celle que la France a connue en 1968. Quant aux exécutifs européens, dont l'éloge n'est plus à faire, ils sont conduits à se fonctionnariser, par la force des choses, et perdent de ce fait, une partie de leur aptitude à inventer, d'ailleurs sérieusement limitée dès l'origine, par les traités.

Louis ARMAND et Michel DRANCOURT. Le pari européen. Fayard éditeur (1968).

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