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LE POLITIQUE ET LE SOLDAT

Publié le 12/08/2011

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Sur la scène du temps de paix l'homme public tient le principal rôle. Qu'elle l'acclame ou qu'elle le siffle, la foule a des yeux et des oreilles tout d'abord pour ce personnage. Soudain, la guerre en tire un autre des coulisses, le pousse au premier plan, porte sur lui le faisceau des lumières : le chef militaire paraît. Une pièce commence que vont jouer ensemble le politique et le soldat... ...Quelque différentes que soient, en effet, les tâches respectives du gouvernement et du commandement, leur interdépendance ne se discute pas. Quelle politique réussit quand les armes succombent? Quelle stratégie est valable quand les moyens lui font défaut? Rome, privée de légions, n aurait rien tiré de l'habileté du Sénat. A quoi bon Richelieu, Mazarin, Louvois sans l'armée royale? Dumouriez vaincu à Valmy, la Révolution était étouffée au berceau. L'unité allemande rend inséparables les noms de Bismarck et de Moltke. Ceux des hommes d'Etat et des grands chefs de la guerre récente resteront confondus, en dépit de tout, dans le souvenir de la victoire. Le politique s'efforce à dominer l'opinion, celle du monarque, du conseil ou du peuple, car c'est de là qu'il tire l'action. Rien ne vaut pour lui et rien n'est possible qu'au nom de cette souveraine. Or, elle sait gré aux hommes moins d'être utiles que de lui plaire et les promesses l'entraînent plutôt que les arguments. Aussi le politique met-il tout son art à la séduire, dissimulant suivant l'heure, n'affirmant qu'opportunément. Pour devenir le maître, il se pose en serviteur et fait avec ses rivaux enchère d'assurances. Enfin, par mille intrigues et serments, voici qu'il l'a conquise : elle lui donne le pouvoir. A présent, va-t-il agir sans feindre? Mais non! Il lui faut plaire encore, convaincre le prince ou le parlement, flatter les passions, tenir en haleine les intérêts. Sa puissance, si étendue qu'elle soit, demeure précaire. Inconstante compagne, l'opinion le suit d'un pas capricieux, prête à s'arrêter s'il va de l'avant ou à bondir s'il temporise. L'ingrate tient pour rien les services du gouvernant et, dans le succès même, écoute ses adversaires avec complaisance. Mais qu'il erre, elle le hue, qu'il chancelle, elle l'accable. A quoi tient l'empire du politique? Une cabale de cour, une intrigue de conseil, un mouvement d'assemblée le lui arrachent dans l'instant. Jeté à terre, il ne recueille plus qu'injustice. Ainsi, grand ou petit, personnage historique ou politicien sans relief, il va et vient de l'autorité à l'impuissance, du prestige à l'ingratitude publique. Toute sa vie, toute son oeuvre ont un caractère instable, agité, tumultueux qui les oppose à celles du soldat... ...Le politique et le soldat apportent à la commune entreprise des caractères, des procédés, des soucis très différents. Celui-là gagne le but par les couverts; celui-ci y court tout droit. L'un, qui porte au loin une vue trouble, juge les réalités complexes et s'applique à les saisir par la ruse et par le calcul; l'autre, qui voit clair, mais de près, les trouve simples et croit qu'on les domine pour peu qu'on y soit résolu. Dans le fait du moment le premier pense à ce qu'on va dire, tandis que le second consulte des principes. De cette dissemblance, résulte quelque incompréhension. Le soldat considère souvent le politique comme peu sûr, inconstant, friand de réclame. L'esprit militaire, nourri d'impératifs, s'étonne de tant de feintes auxquelles est contraint l'homme d'Etat. L'action guerrière, dans sa simplicité terrible, contraste avec les détours propres à l'art de gouverner. Cette mobilité passionnée, ce souci dominant de l'effet à produire, cette apparence d'estimer chez autrui moins son mérite que son influence - traits inéluctables du citoyen qui tient l'autorité de la faveur du peuple - ne laissent pas de troubler le professionnel des armes rompu aux durs devoirs, à l'effacement, au respect des services rendus. C'est un fait que l'armée accorde malaisément aux Pouvoirs publics une adhésion sans réserves. Sans doute, disciplinée par nature et par  habitude, elle ne manque point d'obéir, mais cette subordination n'est guère joyeuse et les témoignages en vont aux fonctions plutôt qu'aux personnes. Il souffle dans les rangs, sous tous les régimes, un esprit d'indépendance que traduit au dehors la froideur des attitudes Louvois est rien moins qu'aimé par les troupes royales. L'armée de la Révolution, girondine sous la Montagne, manifeste après Thermidor ses préférences pour les Jacobins. Beaucoup de soldats, non des moindres, ont désapprouvé Brumaire, et Napoléon a de bonnes raisons de tenir à l'écart tant de grands chefs distingués par Carnot. L'armée de la Monarchie restaurée regrette ouvertement l'Empire, quitte à garder, après le 2 décembre, une sympathie fidèle aux princes d'Orléans : lors du plébiscite, il y a dans les régiments pas mal d'abstentions. Après 1871, les cadres montrent peu d'inclination pour les tendances et les hommes de la République. Inversement, le goût du système, l'assurance, la rigidité, dont l'esprit du métier et ses longues contraintes ont fait au soldat comme une seconde nature, paraissent au politique incommodes et sans attraits. Ce qu'il y a d'absolu, de sommaire, d'irrémissible dans l'action militaire indispose un personnage qui vit au milieu de cotes mal taillées, d'intrigues chroniques, d'entreprises révocables. Le gouvernant tient le guerrier pour étroit d'esprit, hautain, peu maniable, sous des aspects de déférence. Il faut dire que, voué aux idées et aux discours, il se défend mal de quelque malaise devant l'appareil de la force, alors même qu'il l'utilise. C'est pourquoi, sauf aux instants de crise où la nécessité fait loi, il favorise dans le commandement non point toujours les meilleurs mais les plus faciles, refoule parfois les chefs militaires aux rangs médiocres dans l'ordre des préséances et, quand la gloire les a consacrés, attend volontiers qu'ils soient morts pour leur rendre pleinement justice. Ce défaut de sympathie réciproque chez le politique et chez le soldat n'est pas essentiellement fâcheux. Une sorte d'équilibre des tendances est nécessaire dans l'Etat et l'on doit secrètement approuver que les hommes qui le conduisent et ceux qui en manient la force éprouvent les uns pour les autres quelque éloignement. Dans un pays où les militaires feraient la loi on ne peut guère douter que les ressorts du pouvoir, tendus à l'excès. D'autre part, il convient que la politique ne se mêle point à l'armée. Tout ce qui vient des partis : passions affichées, surenchère des doctrines, choix ou exclusion des hommes d'après leurs opinions, a bientôt fait de corrompre le corps militaire dont la puissance tient d'abord à sa vertu. Encore faut-il qu'on puisse s'entendre. Politiques et soldats ont à collaborer. Qu'ils n'en aient guère le goût, c'est affaire à leur sagesse de s'en accommoder, mais leur devoir est d'agir d'accord; il advient qu'ils y manquent. Alors même qu'un ordre solidement établi, une forte hiérarchie dans l'Etat favorisent l'harmonie, celle-ci ne se réalise pas sans heurts, pour se rompre fréquemment quand le trouble des événements vient porter au comble les ambitions ou les alarmes. On ne compte point les désastres dont leur querelle fut la cause directe et leur malveillance réciproque est à la base de toutes les négligences d'où sortirent les luttes malheureuses; car l'histoire d'une guerre commence en temps de paix.

Charles de GAULLE. Le fil de l'épée (1932). Edit. Berger-Levrault.

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