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Les rêves d'une mère.

Publié le 23/04/2011

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   (Au début du XIXe siècle, à Plassans, dans le Midi de la France, Pierre Rougon et sa femme Félicité gèrent péniblement un commerce d'huilés.)    Dès les premières années de leur mariage, il poussa chez eux une famille nombreuse qui devint à la longue une très lourde charge. Félicité, comme certaines petites femmes, eut une fécondité qu'on n'aurait jamais supposée, à voir la structure chétive de son corps. En cinq années, de 1811 à 1815, elle eut trois garçons, un tous les deux ans. Pendant les quatre années qui suivirent, elle accoucha encore de deux filles. Rien ne fait mieux pousser les enfants que la vie placide et bestiale de la province. Les époux accueillirent fort mal les deux dernières venues ; les filles, quand les dots manquent, deviennent de terribles embarras. [...]    D'ailleurs la jeune femme ne regarda pas cette marmaille comme une cause de ruine. Au contraire, elle reconstruisit sur la tête de ses fils l'édifice de sa fortune, qui s'écroulait entre ses mains. Ils n'avaient pas dix ans qu'elle escomptait déjà en rêve leur avenir. Doutant de jamais réussir par elle-même, elle se mit à espérer en eux pour vaincre l'acharnement du sort. Ils satisferaient ses vanités déçues. Ils lui donneraient cette position riche et enviée qu'elle poursuivait en vain. Dès lors, sans abandonner la lutte soutenue par la maison de commerce, elle eut une seconde tactique pour arriver à contenter ses instincts de domination. Il lui semblait impossible que, sur ses trois fils, il n'y eût pas un homme supérieur qui les enrichirait tous. Elle sentait cela, disait-elle. Aussi soigna-t-elle les marmots avec une ferveur où il y avait des sévérités de mère et des tendresses d'usurier. Elle se plut à les engraisser amoureusement comme un capital qui devait plus tard rapporter de gros intérêts.    « Laisse donc! criait Pierre, tous les enfants sont des ingrats. Tu les gâtes, tu nous ruines. «    Quand Félicité parla d'envoyer les petits au collège, il se fâcha. Le latin était un luxe inutile, il suffirait de leur faire suivre les classes d'une petite pension voisine. Mais la jeune femme tint bon ; elle avait des instincts plus élevés qui lui faisaient mettre un grand orgueil à se parer d'enfants instruits ; d'ailleurs, elle sentait que ses fils ne pouvaient rester aussi illettrés que son mari, si elle voulait les voir un jour des hommes supérieurs. Elle les rêvait tous trois à Paris, dans de hautes positions qu'elle ne précisait pas. Lorsque Rougon eut cédé et que les trois gamins furent entrés en huitième, Félicité goûta les plus vives jouissances de vanité qu'elle eût encore ressenties. Elle les écoutait avec ravissement parler entre eux de leurs professeurs et de leurs études. Le jour où l'aîné fit devant elle décliner rosa, la rose, à un de ses cadets, elle crut entendre une musique délicieuse. Il faut le dire à sa louange, sa joie fut alors pure de tout calcul. Rougon lui-même se laissa prendre à ce contentement de l'homme illettré qui voit ses enfants devenir plus savants que lui. La camaraderie qui s'établit naturellement entre leurs fils et ceux des plus gros bonnets de la ville acheva de griser les époux. Les petits tutoyaient le fils du maire, celui du sous-préfet, même deux ou trois jeunes gentilshommes que le quartier Saint-Marc (1) avait daigné mettre au collège de Plassans. Félicité ne croyait pouvoir trop payer un tel honneur.    L'instruction des trois gamins greva terriblement le budget de la maison Rougon.    Tant que les enfants ne furent pas bacheliers, les époux, qui les maintenaient au collège grâce à d'énormes sacrifices, vécurent dans l'espérance de leur succès. Et même, lorsqu'ils eurent obtenu leur diplôme, Félicité voulut achever son œuvre ; elle décida son mari à les envoyer tous trois à Paris. Deux firent leur droit, le troisième suivit les cours de l'École de médecine. Puis, quand ils furent hommes, quand ils eurent mis la maison Rougon à bout de ressources et qu'ils se virent obligés de revenir se fixer en province, le désenchantement commença pour les pauvres parents. La province sembla reprendre sa proie. Les trois jeunes gens s'endormirent, s'épaissirent. Toute l'aigreur de sa malchance remonta à la gorge de Félicité. Ses fils lui faisaient banqueroute. Us l'avaient ruinée, ils ne lui servaient pas les intérêts du capital qu'ils représentaient. Ce dernier coup de la destinée lui fut d'autant plus sensible qu'il l'atteignait à la fois dans ses ambitions de femme et dans ses vanités de mère. Rougon lui répéta du matin au soir : « Je te l'avais bien dit! «, ce qui l'exaspéra encore davantage.    Un jour, comme elle reprochait amèrement à son aîné les sommes d'argent que lui avait coûtées son instruction, il lui dit avec non moins d'amertume :    « Je vous rembourserai plus tard, si je puis. Mais puisque vous n'aviez pas de fortune, il fallait faire de nous des travailleurs. Nous sommes des déclassés, nous souffrons plus que vous. «    Félicité comprit la profondeur de ces paroles. Dès lors, elle cessa d'accuser ses enfants, elle tourna sa colère contre le sort, qui ne se lassait pas de la frapper. Elle recommença ses doléances, elle se mit à geindre de plus belle sur le manque de fortune qui la faisait échouer au port. Quand Rougon lui disait : « Tes fils sont des fainéants, ils nous grugeront jusqu'à la fin «, elle répondait aigrement : « Plût à Dieu que j'eusse encore de l'argent à leur donner. S'ils végètent, les pauvres garçons, c'est qu'ils n'ont pas le sou. «    Émile Zola, les Rougon-Macquart, (I, la Fortune des Rougon).    Vous ferez de ce texte soit un résumé soit une analyse, à votre choix ; puis vous y choisirez un problème auquel vous attachez un intérêt particulier, vous en préciserez les données et vous exposerez, en les justifiant, vos propres vues sur la question.      (1) Le quartier Saint-Marc est le quartier aristocratique de Plassans.

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