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« L'INSURGÉ ÉCHAPPE À LA TUERIE »

Publié le 12/08/2011

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Oh! cette fois, je suis perdu! Un homme est là, qui a plongé ses yeux dans les miens, et qui m'a deviné, je le sens! N'est-ce pas celui qui, aux Débats, fronça le sourcil en lisant la lettre de Michelet pour nos amis de La Villette, et qui semblait désirer l'abattage des condamnés?... Aujourd'hui, il n'a qu'à faire un signe, et ses bourreaux me charcutent. Ce n'est pas encore pour cette fois. L'autre a-t-il cru à une erreur? A-t-il eu horreur d'une délation?... Il s'éloigne. - C'est M. Du Camp qui s'en va là-bas, a dit un épauletier en le montrant. Cet épauletier-là s'est, à son tour, planté devant moi Mon coeur sautait dans ma poitrine... Mais soudain la bâche s'est écartée, l'agonisant a avancé son visage exsangue, et étendu le bras d'un mouvement vague, en balbutiant : - Que je serre votre main, avant de claquer, mon officier! Il a fait : « Ah! « et est retombé. Son crâne a rebondi contre les parois du char à bancs. - Pauvre diable! Merci, docteur! Vite, allons! Oh! ce carcan! Hue donc! Hue! Il faut remiser notre cadavre : nous nous engouffrons sous la porte de la Pitié. Le directeur est dans la cour... il me reconnaît illico. Je suis allé à lui. - Comptez-vous me livrer? - Dans cinq minutes je vous répondrai. Je les ai trouvées presque courtes, ces cinq minutes. A peine ai-je eu le temps de défriper ma chemise, de redresser mon col, et de me peigner avec mes doigts. Tant de choses à faire! la toilette à rafistoler, la phrase à léguer, l'attitude à prendre! Le directeur reparaît et s'adresse au gardien : - Rouvrez la grille. Il a tourné les talons, à bout d'efforts, et ne voulant pas que mon geste le remerciât. Le dada boiteux se remet en route. - Où allons-nous? - Rue Montparnasse. Chez le secrétaire de Sainte-Beuve! Il me cachera, si je peux arriver jusqu'à lui. Mais nous traversons, avec notre rosse qui râle, les coins où j'ai vécu vingt ans, où j'ai passé mardi avec le bataillon du « Père Duchêne «, où l'on n'a vu que moi pendant les trois premiers jours de la semaine... Voilà que le courage du cocher est fourbu. - Je veux sauver ma peau... J'en ai assez! Descendez... adieu! Il a enlevé la bête d'un terrible coup de fouet, et a disparu. Où me blottir? Voyons! Il y a, passage du Commerce, à dix pas, un hôtel que j'ai habité autrefois; le chemin est désert par la rue de l'Eperon et la ruelle! Il y a déjà cinq jours que le quartier est pris; peu de pantalons de garance. Je monte l'escalier. On beugle dans la maison. - Oui, c'est moi, le capitaine Leterrier, qui vous dis que votre Vingtras a crevé comme un lâche! Il s'est traîné par terre! a pleuré! a demandé grâce! ... Je l'ai vu! Je tape doucement, la logeuse vient ouvrir. - C'est moi, ne criez pas! Si vous me chassez, je suis mort... - Entrez, monsieur Vingtras. - Voilà des semaines que j'attends, du fond de mon trou, une occasion de leur filer entre les doigts Leur échapperai-je?... je ne crois pas. Par deux fois, je me suis trahi. Des voisins ont pu voir sortir ma tête, blême comme celle d'un noyé. Tant pis! si l'on me prend, on me prendra! Je suis en paix avec moi-même. Je sais, maintenant, à force d'y avoir pensé dans le silence, l'oeil fixé à l'horizon sur le poteau de Satory — notre crucifix à nous! —, je sais que les fureurs des foules sont crimes d'honnêtes gens, et je ne suis plus inquiet pour ma mémoire, enfumée et écaillotée de sang. Elle sera lavée par le temps, et mon nom restera affiché dans l'atelier des guerres sociales comme celui d'un ouvrier qui ne fut pas fainéant. Mes rancunes sont mortes — j'ai eu mon jour. Bien d'autres enfants ont été battus comme moi, bien° d'autres bacheliers ont eu faim, qui sont arrivés au cimetière sans avoir leur jeunesse vengée. Toi, tu as rassemblé tes misères et tes peines, et tu as amené ton peloton de recrues à cette révolte qui fut la grande fédération des douleurs. De quoi te plains-tu?... C'est vrai. La Perquisition peut venir, les soldats peuvent charger leurs armes — je suis prêt. Je viens de passer un ruisseau qui est la frontière. Ils ne m'auront pas! Et je pourrai être avec le peuple encore, si le peuple est rejeté dans la rue et acculé dans la bataille. Je regarde le ciel du côté où je sens Paris. Il est d'un bleu cru, avec des nuées rouges. On dirait une grande blouse inondée de sang.

Jules VALLES. L'Insurgé (1886). Garnier-Flammarion édit.

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