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MÉNAGE D'ÉTUDIANTS

Publié le 11/08/2011

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Gaby avait vingt ans, il allait être instituteur, en commençant par un stage d'un an à l'école normale de Mende. J'avais dix-neuf ans, je n'étais rien, je n'avais que la première partie du bac. Je me sentais une âme de ceci, une âme de cela, mais ces âmes-là qu'on ne fait que se sentir ne servent à rien. Nous n'avions pas de logement, mes parents nous hébergèrent. Les premiers mois de notre mariage ne furent qu'attente : nous attendions notre enfant et Gaby, en formation professionnelle, attendait l'année suivante pour être nommé dans un poste. Chez moi l'idée de mon état dominait en permanence; le reste, les petites choses de la vie de tous les jours, j'y pensais ou je les faisais par routine, mais je n'avais pas le temps de m'y intéresser. Une pensée dominait, m'écrasait : « Je vais avoir un enfant, moi! « J'étais très étonnée que le monde ne soit pas à mes pieds, bouleversé, passionné par l'aventure extraordinaire que j'étais en train de vivre. Non, il a fallu que je m'y habitue, être enceinte était banal. Tant pis. Je me calfeutrais, me dorlotais, m'occupais au maximum de la future mère de mon enfant. Il me restait peu de temps pour préparer par correspondance le bac philo que je devais passer en juin. Je vivais calmement entre la layette et les dissertations de philosophie. Vers la fin du mois, Gaby apportait un peu d'argent, si peu que nous n'avions pas le temps de réfléchir à quelles fins nous l'utiliserions, l'argent fondait très naturellement, très vite. Nous vivions à tâtons, parcimonieusement, avec l'impression de toujours jouer à la dînette, mais tout allait bien, nous n'oubliions pas le but de notre mariage : vivre ensemble. Ensemble : notre bonheur. Un bonheur même médiocre ne s'explique pas par ceci ou cela, c'est peut-être un don, le bonheur? nous avions cette impression. Il y a ceux qui ont un don pour la musique, ceux qui ont celui de la peinture; nous, nous croyions avoir un don pour faire du bonheur, comme ça, sans nous forcer. Et quelques mois avant le bac, ce fut l'événement : Patrice arriva. Alors seulement nous comprîmes que quelque chose avait changé... Qu'étions-nous devenus? Qu'étions-nous devenus, nous qui nous faisions passer des bouts de papier remplis d'amour sur les bancs du lycée, nous les rêveurs en lutte contre le monde adulte, toi qui, dès l'enfance, as fait plusieurs petits métiers pour payer ta pension de lycéen (eh oui, tu as été ramasseur de lavande, *de champignons, cantonnier pendant plusieurs étés et finalement « pion « de collège l'année avant notre mariage), toi qui n'as jamais mangé à ta faim de toute ta jeunesse, toi que j'ai connu dans des vêtements souffreteux, toi qui vivais d'un bout de l'année à l'autre en blue-jeans et chemises qui rendaient l'âme, toi qui cachais tes souffrances sous de faux airs vainqueurs, toi qui abritais tes rancunes derrière la fumée de cigarettes que tu chérissais d'autant plus qu'elles étaient ton unique et rare réconfort, toi... et moi qui n'ai jamais eu qu'à mettre les pieds sous la table, qu'à aller danser avec les petits copains dans les surprises-parties, moi qui te « refilais « deux cents « balles « sous la table du petit bistrot pour que les copains ne sachent pas que tu étais fauché pour payer nos cafés, moi qui n'ai jamais pu supporter les illégitimes fiertés complaisantes ni les mérites imaginaires étalés sans pudeur ni scrupules par ceux qui croyaient avoir des droits sur toi, moi qui me rebiffais pour toi, l'enfant malheureux, l'adolescent désabusé... toi, moi... étions-nous devenus un homme et une femme? était-ce possible? Nous le découvrîmes soudain en tenant la vie dans nos mains : la vie de notre enfant. Nous avions un enfant, nous! Notre mariage construit en château de sable ne s'écroulait pas, le sable devait être meilleur que ne l'aurait souhaité le qu'en-dira-t-on. Incroyable! Nous y croyions pourtant, nous, aussi fort que nous y avions cru. Et je devins une mère, comme les autres sans doute. Quand le bac

- Tu m'avais pourtant promis de ne pas « penser « de tout l'après-midi. Ils rirent tous les deux. Golda prit son harmonica au fond du sac, le fit miroiter sous le nez d'Ernie et, toujours souriante, porta l'instrument à ses lèvres et se mit à en tirer des modulations clandestines; c'était un vieux chant d'espoir et, les yeux inquiets, scrutant le square Mouton-Duvernet, elle y goûtait une sorte de plaisir du fruit défendu. Ernie se pencha, arracha une touffe d'herbe un peu rouillée qu'il entreprit de piqueter sur la chevelure encore humide de Golda. Au moment du départ, il voulut la dépouiller de cette pauvre guirlande, mais la jeune fille retint sa main : - Tant pis pour les gens, dit-elle. Et tant pis pour les Allemands aussi, aujourd'hui je dis tant pis à tout... répéta-t-elle avec un air subit de gravité. André SCHWARZ-BART. Le dernier des Justes. Ed. du Seuil, 1959.

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