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Mercier, Tableau de Paris (extrait)

Publié le 09/02/2013

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Dans le XIe volume de son Tableau de Paris, Mercier décrit Paris à la veille de la Révolution, description qui est l’occasion d’une méditation sur le progrès et sur la fragilité de ses acquis. Mercier, bourgeois républicain, exprime des sentiments mêlés au spectacle d’une société sur le point de basculer : Paris dissimule des violences difficilement contenues et, en cas de tremblement de terre (comme à Lisbonne en 1755), il lui semble que sa population reviendrait à l’animalité. Un semblable retour à la nature apparaît dans la description imaginaire de Versailles, bel exemple de « poésie des ruines « et vision prophétique de la faillite monarchique.

Tableau de Paris (extrait), de Louis-Sébastien Mercier

 

Du haut des tours de Notre-Dame, on voit pêle-mêle les palais voluptueux et les hôpitaux, les salles de spectacle et les maisons de force. J’y ai compté deux cent quarante clochers environ, et il y en a davantage : les recomptera après moi qui voudra.

 

 

Que d’édifices dans cet espace étroit ! Les cours, les enclos, les jardins en occupent la moitié. Où sont les gages de subsistance de tous ces hommes perchés les uns sur les autres ? Comment obligent-ils les habitants de ces vastes campagnes à semer, à labourer pour eux, à les nourrir enfin ? Tous les maux de la société sont réunis dans cette ville, et un ordre apparent y règne cependant ; c’est absolument le contraire de cette communauté de biens qui était en vigueur à Lacédémone, communauté cimentée sur l’esclavage des malheureux ilotes.

 

 

En voyant cette enceinte peuplée, je pensais aux suites effroyables qu’aurait un tremblement de terre. Dieu ! préservez Paris d’un pareil désastre, deux minutes renverseraient les travaux de six siècles. Les palais et les maisons ébranlés, les temples renversés, les voûtes se séparant, que deviendrait cette société errante, abandonnée à elle-même ? Et si, dans le sein de la paix et de la tranquillité universelle, les magistrats sont accablés sous le poids des affaires ; si, pour arrêter quelques désordres, ils passent les jours et les nuits à imaginer les remèdes, que ferait-on de ce peuple sans asile ? Comment pourvoir à sa subsistance, habiller des hommes presque nus, ressusciter une ville immense couchée dans un vaste tombeau entouré de ruines plus immenses encore, que l’œil peut à peine mesurer ? Je ne songe point à cette image que je ne me dise : Oh ! si le foyer était sous ces tours ! et mon imagination alarmée, se rappelant Lima, Messine, Lisbonne, voit le juge enseveli sous son tribunal, le pontife sous l’autel, le commerçant sous ses ballots. Que deviendrait l’ordre ? Oh ! c’est alors qu’on verrait combien la nature vis-à-vis d’elle-même ouvre la porte à une licence effrénée ; car l’homme est capable, dans ces terribles calamités, d’oublier tous les principes. L’avarice, la cupidité s’élanceraient au milieu des décombres et des feux, pour y chercher de l’or, au hasard d’être ensevelies sous les débris ; la clôture des vierges consacrées à Dieu serait rompue. On a vu, dans ces heures tumultueuses, la pudeur et la chasteté s’envoler avec le frein des institutions ; et c’est, sans doute, une image trop vraie, que celle qui nous représente les peuples de Sodome et de Gomorrhe brutaux et criminels encore au milieu des flammes qui consumaient leurs villes.

 

 

Dieu ! écartez un tel fléau ! Que l’homme ne se montre pas sous cette forme hideuse. Ces secousses imprévues font sortir tous les vices du cœur de l’homme déchaîné du cercle des lois : elles sont donc bienfaisantes, ces lois que l’insensé outrage au fond de son cœur.

 

 

Il est vrai que le financier serait sans or, la duchesse sans équipage, le prélat sans mitre, l’académicien sans fauteuil, et ces images, je ne sais pourquoi, font sourire au milieu de tant d’autres terribles et sanglantes. Ceux qui commandaient le jour d’auparavant ne trouveraient personne qui leur obéirait ; il n’y aurait plus ni maître ni sujet.

 

 

C’est un dicton à Paris, que, sans les prières de quelques bonnes âmes, la ville serait abîmée. Quelques âmes pieuses le croient et le disent : il faut les laisser dire et croire.

 

 

Mais s’il restait des hommes, il y aurait une police ; elle s’élèverait sur les ruines de la ville, elle deviendrait inexorable d’après la nécessité et les circonstances : et n’a-t-il pas fallu faire marcher le bourreau sur Lisbonne renversée, et planter des potences parmi les décombres des maisons ? Les lois, dans leur poursuite et dans leur vengeance, devinrent tout à coup aussi convulsives que l’avaient été les entrailles du globe.

 

 

Un jour viendra que les pièces d’eau de Versailles se changeront en marais, les berceaux s’obstrueront, toutes les avenues se fermeront : car quand l’homme retire sa main, la nature commence son ouvrage. Les végétaux naturels feront la guerre aux végétaux étrangers ; les chardons étoilés étoufferont les gazons, les touffes d’orties s’empareront des statues, et des mousses verdâtres rongeront le sein et les joues de ces statues, de ces marbres dont on admire la beauté. La nature, qui s’étudie à effacer de toutes parts la main symétrique de l’homme, poussera les roseaux vers le château ; une multitude d’arbres l’assiégeront, et prenant racine dans les fentes, écarteront les pierres et démoliront l’édifice ; les planchers seront à jour, le vent sifflera, les armes seront effacées, et les ruines seront couronnées de ces végétaux qui rampent et qui s’élèvent ; un cyprès croîtra au lieu où repose la majesté royale, et le temps aura fait monter la végétation sur toutes les parties de ce château entrouvert, exposé de toutes parts à l’action des éléments.

 

 

Ainsi j’ai vu, en Allemagne, de ces châteaux que la guerre et le temps avaient démolis à moitié, couverts par des végétaux et des arbres de toutes espèces, annoncer que la nature, maîtresse de son ouvrage, reprend toujours ses droits et plante ses enseignes immortelles sur les édifices les plus orgueilleux qu’a bâtis la main de l’homme.

 

 

Source : Beaumarchais (Jean-Pierre de) et Couty (Daniel), Anthologie des littératures de langue française, Paris, Bordas, 1988.

 

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