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MÈRE ET FILS

Publié le 30/07/2011

Extrait du document

 

Je parle de champs, de bêtes et de saisons? C'est que j'y trouvais, enfant, beaucoup plus qu'un décor : ils m'étaient une seconde famille et une seconde école; ils devenaient une part de moi-même, la plus constante. Mais aujourd'hui, si j'évoque un arbre, un grenier, ou une fontaine, il me faut résister à mon plaisir; je crains de donner à mon enfance l'apparence d'une longue idylle, alors qu'elle fut à peu près l'opposé. Ma véritable image, je la connais; elle n'a rien, après trente ans, qui puisse me réjouir; celle d'un gamin inquiet, violent et timide, qu'un rien bouleverse, qui appelle d'un visage fermé l'affection, saute de la détresse à une joie intolérable et se débat et tente en vain de s'arracher à cette ombre, à cette gangue où il étouffe.

 

Au centre de ma vie était ma mère. Peut-être n'y a-t-il pas de drame plus âpre ni plus vivace que celui qui s'élève entre une mère et son fils.

 

Il me semble que j'aurais tout accepté d'elle si elle m'était apparue pareille aux autres femmes du village; mais pas une ne l'égalait à mes yeux; j'avais raison sans doute. Et comme tout aussi eût été plus facile si elle nous avait moins aimés! Nous étions son dernier recours, son espoir, son bien.

 

« Ah! disait-elle, remerciez Dieu d'avoir une mère qui s'occupe tant de vous! «

 

On eût trouvé malaisément, je le sens, caractère plus ingrat que le mien. Mais la lutte qu'elle soutenait contre mon frère n'était guère moins violente. Elle se déchirait à cette lutte et semblait pourtant y revenir comme à un besoin. Tout le vide d'une intelligence sans commerce, d'une ardeur sans emploi, d'un cœur prématurément privé d'amour, c'est là qu'elle essayait de le combler. Entre nous, une tension de tous les instants. Chacun guettait les gestes, les silences de l'autre et moins les paroles que leur accent. Et parfois survenait une minute heureuse; mais de calmes, je n'en ai jamais connus.

 

Dans cette tension, dans cet affût, l'esprit aiguisé, les nerfs à fleur de peau, la moindre querelle devenait une tragédie. Nous nous y jetions jusqu'à l'épuisement. Les traits du grand visage se déformaient à mes yeux; je n'apercevais plus qu'une atroce grimace qui s'acharnait contre moi. Je ne cédais pas; j'avais raison, et tort ou raison, je ne céderais pas; mieux valait mourir. Quand enfin nous nous trouvions à bout de force, vaincus tous deux, un lourd silence tombait, où j'entendais battre mon sang à mes oreilles, les bras pendants, immobile, une saveur fade à la bouche. Le monde pouvait finir, je n'étais que faiblesse, et désir de sommeil. Mais si ma mère, sans rien dire, les yeux rouges, me quittait alors, je me prenais à trembler.

 

« Où va-t-elle? Qu'ai-je fait? « Je courais à la chambre du fond, tentais de l'apercevoir dans le jardin. Toute mon injustice m'apparaissait, et ma révolte. J'étais un monstre : « Si elle revient, si elle revient... « Ah! comme notre vie allait changer à son retour.

 

Marcel ARLAND. Terre natale. Gallimard, 1938.

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