NATACHA

On avait reçu du prince André une quatrième lettre, de Rome, où il disait qu'il serait depuis longtemps sur le chemin du retour si, sous le climat chaud, sa blessure ne s'était inopinément rouverte, ce qui l'obligeait à retarder son départ jusqu'au début de l'année suivante. Natacha était toujours aussi amoureuse de son fiancé, aussi apaisée par cet amour et aussi ouverte à toutes les joies de l'existence; mais, à la fin du quatrième mois de séparation, elle connut des moments de tristesse contre lesquels elle ne pouvait lutter. Elle avait pitié d'elle-même, elle regrettait que passât en pure perte, sans profit pour personne, tout ce temps pendant lequel elle se sentait si capable d'aimer et d'être aimée. La gaieté ne régnait pas chez les Rostov. ... Vinrent les fêtes de Noël et, sauf la messe solennelle, sauf les voeux guindés et fastidieux offerts par les voisins et les domestiques, sauf les vêtements neufs endossés par tout le monde, rien de particulier ne les signala, tandis que le froid de vingt degrés sans vent, le soleil éblouissant dans la journée et la clarté hivernale des étoiles la nuit donnaient envie de marquer cette époque de l'année d'une façon ou d'une autre. Le troisième jour des fêtes de Noël, après le dîner, tout le monde se dispersa. C'était le moment où l'ennui était le plus pesant. Nicolas' qui, le matin, avait fait des visites aux voisins, s'était endormi dans le fumoir. Le vieux comte se reposait dans son cabinet. Au salon, Sonia 2 copiait un dessin à la table ronde. La comtesse faisait une réussite. Près d'une fenêtre, le bouffon Nastassia Ivanovna, l'air triste, tenait compagnie à deux vieilles. Natacha entra, s'approcha de Sonia, regarda ce qu'elle faisait, puis alla vers sa mère et s'arrêta en silence. - Pourquoi erres-tu comme une âme en peine? lui dit sa mère. Que veux-tu? - C'est LUI qu'il me faut... tout de suite, à l'instant même, il me LE L faut, dit Natacha, les yeux brillants et sans sourire. La comtesse leva la tête et regarda attentivement sa fille. - Ne me regardez pas, maman, ne me regardez pas, je vais tout de suite pleurer. - Assieds-toi, reste un peu avec moi, dit la comtesse. - Maman, c'est LUI qu'il me faut. Pourquoi dois-je gaspiller ma vie ainsi, maman? Sa voix se brisa, des larmes jaillirent de ses yeux et, pour les dissimuler, elle se détourna vivement et sortit. Elle alla dans le fumoir, hésita un instant, réfléchit et se rendit à la chambre des servantes. Là une vieille femme de chambre grondait une jeune qui, essoufflée, accourait des communs. - Assez s'amuser, disait la vieille. Il y a un temps pour tout. - Laisse-la, Kondratievna, dit Natacha. Va, Mavroucha, va. Et ayant délivré Mavroucha, Natacha traversa la salle de bal et alla dans l'antichambre. Un vieux laquais et deux jeunes y jouaient aux cartes. Ils interrompirent la partie et se levèrent à l'entrée de leur jeune maîtresse. « Que pourrais-je bien faire d'eux? « se demanda Natacha. ... Comme si elle eût fait le tour de son royaume, éprouvé son pouvoir et se fût assurée que tout le monde était soumis, mais qu'on ne s'en ennuyait pas moins, Natacha alla dans le grand salon, prit la guitare, s'assit dans un coin sombre derrière une petite armoire et, pinçant les cordes dans la basse, essaya de retrouver une phrase d'un opéra qu'elle avait entendu à Pétersbourg avec le prince André. Pour un tiers, ce qu'elle jouait sur sa guitare n'aurait eu aucun sens, mais, dans son imagination, ces sons ressuscitaient tout un monde de souvenirs. Assise derrière la petite armoire, les yeux fixés sur un rai de lumière qui tombait de la porte de l'office, elle s'écoutait jouer et se souvenait. Elle revivait le passé.

Léon TOLSTOI. Guerre et Paix, 1869. La Guilde du Livre, Lausanne.

1. Le frère aîné de Natacha. 2. Une cousine de Natacha, recueillie par charité.