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Perdiguier, Mémoires d'un compagnon (extrait)

Publié le 14/04/2013

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Les deux ouvrages d’Agricol Perdiguier, le Livre du compagnonnage (1839) et les Mémoires d’un compagnon (1854), constituent une source historique de qualité sur la vie et la sociabilité du compagnonnage au XIXe siècle. En publiant ses Mémoires, le compagnon menuisier cherche à préserver une culture éreintée par les coups de boutoir de la révolution industrielle. C’est donc dans un dessein prosélyte qu’Agricol Perdiguier fait part de sa respectueuse fascination pour le rite semi-clandestin de la cooptation, pour la rigueur des valeurs et de la solidarité d’une aristocratie ouvrière, souvent passéiste, qui se délite au fur et à mesure que la société française se modernise.

Mémoires d’un compagnon, d’Agricol Perdiguier

 

[…] Chaque premier dimanche du mois les compagnons, dans toutes les Sociétés, se réunissent en assemblée générale, pour faire supporter, à chacun pour sa part, les frais communs à tous. J’avais été embauché ; je devais être introduit au milieu de mes confrères en séance.

 

 

Le rouleur avait parcouru les ateliers le samedi et recommandé à chaque membre de la Société de se trouver le lendemain chez la mère. Le dimanche, à l’heure indiquée, il fait monter en chambre les compagnons, puis les affiliés. Je restais seul dans la pièce inférieure. Il vient me prendre par la main, me fait monter avec lui, frappe d’une certaine façon à une porte qui s’ouvre aussitôt, et m’introduit dans la salle d’assemblée, au milieu d’hommes formés en cercle, debout, calmes, silencieux, proprement vêtus, décorés de rubans bleus et blancs… Je fus ébloui, étonné, embarrassé. Il me fait traverser la salle dans sa longueur, me présente au premier compagnon, qui présidait, en lui disant : « Voici un jeune homme qui demande à faire partie de la Société. — Vous demandez, me dit le chef, à faire partie de la Société ? — Oui. — Savez-vous quelle est cette Société ? — C’est la Société des compagnons. — Il est vrai, mais il y a plusieurs Sociétés : celle des compagnons du devoir, ou devoirants ; celle des compagnons du devoir de liberté, ou gavots. Laquelle des deux avez-vous l’intention de fréquenter ? — Celle des compagnons du devoir de liberté. — Elles sont toutes deux bonnes, et si vous vous étiez trompé d’adresse vous pourriez vous retirer. — C’est bien de celle-ci que je veux être membre. «

 

 

Après ce dialogue, le premier compagnon ordonna au secrétaire de me lire le règlement, auquel tous les membres de la Société, sans exception, doivent se soumettre. La lecture fut faite à haute voix. Ce règlement portait que chacun devait participer aux frais de la Société ; qu’il fallait être polis les uns pour les autres, ne point se tutoyer, ne point se donner de sobriquets ; qu’on devait être respectueux envers la mère, envers le père, envers les sœurs et les frères1, envers tous les membres de la Société, compagnons et affiliés ; qu’on devait être propre, rangé ; que, dans la semaine, il ne fallait pas se présenter chez la mère en bras de chemise, ou avec son tablier, et, le dimanche, sans être cravaté et sans avoir des bas ou guêtres aux pieds. Enfin, tous mes devoirs et tous mes droits y étaient exactement décrits.

 

 

La lecture achevée, le premier compagnon me dit : « Pouvez-vous vous soumettre à ce règlement ? — Oui répondis-je. «. Il ajouta que, si je ne me sentais pas capable de l’observer, j’étais toujours libre de me retirer.

 

 

Ce que j’avais entendu, je l’approuvai, et je promis de m’y conformer. Le premier compagnon me proclama affilié. Le rouleur me conduisit à la place qui m’était réservée. Étant le plus nouveau dans la Société, je devais être le dernier en rang.

 

 

On s’occupa ensuite des intérêts de la Société. Chacun versa sa petite cotisation. Les frais communs à tous furent supportés par chacun par égale portion.

 

 

Peu après, j’assistai à une fête, à un bal de Sainte-Anne, à l’élection d’un premier compagnon, et, comme les autres, je donnai mon vote. […]

 

 

1 Nous appelons sœurs et frères les fils et filles du père et de la mère, ainsi que leurs domestiques des deux sexes. Les compagnons du devoir donnent ces titres aux enfants de la maison, non aux serviteurs à gage.

 

 

Source : Perdiguier (Agricol), Mémoires d’un compagnon, 1854.

 

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