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QU'EST-CE QU'UN ESSAI ?

Publié le 28/04/2011

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Nous réunissons ici trois textes de Montaigne qui répondent à cette question. Occasion des Essais. — Si l'étrangeté ne me sauve et la nouvelle té qui ont accoutumé de donner prix aux choses, je ne sors jamais à mon honneur de cette sotte entreprise ; mais elle est si fantastique et a un visage si éloigné de l'usage commun que cela lui pourra donner passage. C'est une humeur mélancolique et une humeur par conséquent très ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je m'étais jeté, qui m'a mis premièrement en tête cette rêverie de me mêler d'écrire. Et puis, me trouvant entièrement dépourvu et vide de toute autre matière, je me suis présenté moi-même à moi pour argument et sujet. C'est le seul livre au monde de son espèce, d'un dessein farouche et extravagant. Comment Montaigne fait un Essai. — Le jugement est un outil à tous sujets et se mêle partout ; à cette cause, aux Essais que j'en fais ici, j'y emploie toute sorte d'occasion. Si c'est un

sujet que je n'entende point, à cela même je l'essaie, sondant le gué de bien loin ; et puis, le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive ; et cette reconnaissance de ne pouvoir passer outre, c'est un trait de son effet, oui, de ceux dont il se vante le plus. Tantôt, à un sujet vain et de néant, j'essaie voir s'il trouvera de quoi lui donner corps et quoi l'appuyer et l'étançonner  ; tantôt, je le promène à un sujet noble  et tracassé auquel il n'a rien à trouver de soi, le chemin en étant si frayé qu'il ne peut marcher que sur la piste d'autrui : là, il fait son jeu à élire la route qui lui semble la meilleure, et, de mille sentiers, il dit que cettui-ci ou cettui-là a été le mieux choisi. Je prends de la fortune le premier argument  ; ils me sont également bons, et ne desseigne  jamais de les traiter entiers, car je ne vois le tout de rien. De cent membres et visages qu'à chaque chose, j'en prends un, tantôt à lécher, tantôt à effleurer seulement, et parfois à pincer jusqu'à l'os ; j'y donne une pointe, non pas le plus largement, mais le plus profondément que je sais, et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité. Je me hasarderais de traiter à fond quelque matière si je me connaissais moins et me trompais en mon impuissance. Semant ici un mot, ici un autre, échantillons dépris de leur pièce, écartés, sans dessein, sans promesse, je ne suis pas tenu d'en faire bon , ni de m'y tenir moi-même, sans varier quand il me plaît, et de me rendre au doute et incertitude et à ma maîtresse forme qui est l'ignorance. (Liv. I ; ch. L.) Le profit que Montaigne retire de ses Essais. — Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps de m'être entretenu tant d'heures oisives à pensements  si utiles et agréables ? Moulant sur moi cette figure, il m'a fallu si souvent me têtonner  et composer pour m'extraire que le patron s'en est fermi et aucunement formé soi-même. Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n'étaient les miennes premières. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie, non d'une occupation et fin tierce et étrangère, comme tous autres livres. Ai-je perdu mon temps de m'être rendu compte de moi si continuellement, si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantaisie seulement et par langue, quelque heure, ne s'examine pas si prime-ment , ni ne se pénètrent, comme celui qui en fait son étude, son ouvrage et son métier, qui s'engage à un registre * de durée, de toute sa foi, de toute sa force, (Liv. II ; ch. XVIII).