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R. Barthes : Triomphe et rupture de l'écriture bourgeoise

Publié le 29/03/2011

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Cette écriture classique est évidemment une écriture de classe. Née au XVIIe siècle dans le groupe qui se tenait directement autour du pouvoir, formée à coups de décisions dogmatiques, épurée rapidement de tous les procédés grammaticaux qu'avait pu élaborer la subjectivité spontanée de l'homme populaire, l'écriture bourgeoise a d'abord été donnée, avec le cynisme habituel aux premiers triomphes politiques, comme la langue d'une classe minoritaire et privilégiée; en 1647, Vaugelas recommande l'écriture classique comme un état de fait, non de droit; la clarté n'est encore que l'usage de la cour. En 1660 au contraire [...], la langue classique est revêtue des caractères de l'universel, la clarté devient une valeur. En fait, la clarté est un attribut purement rhétorique, elle n'est pas une qualité générale du langage, possible dans tous les temps et dans tous les lieux, mais seulement l'appendice idéal d'un certain discours, celui-là même qui est soumis à une intention permanente de persuasion. C'est parce que la prébourgeoisie des temps monarchiques et la bourgeoisie des temps post-révolutionnaires, usant d'une même écriture, ont développé une mythologie essentialiste de l'homme, que l'écriture classique, une et universelle, a abandonné tout tremblement au profit d'un continu dont chaque parcelle était choix, c'est-à-dire élimination radicale de tout possible du langage. L'autorité politique, le dogmatisme de l'esprit, et l'unité du langage classique sont donc les figures d'un même mouvement historique. Aussi n'y a-t-il pas à s'étonner que la Révolution n'ait rien changé à l'écriture bourgeoise, et qu'il n'y ait qu'une différence fort mince entre l'écriture d'un Fénelon et celle d'un Mérimée. C'est que l'idéologie bourgeoise a duré, exempte de fissure, jusqu'en 1848 sans s'ébranler le moins du monde au passage d'une révolution qui donnait à la bourgeoisie le pouvoir politique et social, nullement le pouvoir intellectuel qu'elle détenait depuis longtemps déjà. De Laclos à Stendhal, l'écriture bourgeoise n'a eu qu'à se reprendre et à se continuer, par-dessus la courte vacance des troubles. Et la révolution romantique, si nominalement attachée à troubler la forme, a sagement conservé l'écriture de son idéologie. [...] Seul Hugo, en tirant des dimensions charnelles de sa durée et de son espace une thématique verbale particulière, qui ne pouvait plus se lire dans la perspective d'une tradition, mais seulement par référence à sa propre existence, seul Hugo, par le poids de son style, a pu faire pression sur l'écriture classique et l'amener à la veille d'un éclatement. Aussi le mépris de Hugo 1 cautionne-t-il toujours la même mythologie formelle, à l'abri de quoi c'est toujours la même écriture dix-huitièmiste, témoin des fastes bourgeois, qui reste la norme du français de bon aloi, ce langage bien clos, séparé de la société par toute l'épaisseur du mythe littéraire, sorte d'écriture sacrée reprise indifféremment par les écrivains les plus différents, à titre de loi austère ou de plaisir gourmand, tabernacle de ce mystère prestigieux : la Littérature française. Or, les années situées alentour 1850 amènent la conjonction de trois grands faits historiques nouveaux; le renversement de la démographie européenne; la substitution de l'industrie métallurgique à l'industrie textile, c'est-à-dire la naissance du capitalisme moderne; la sécession (consommée par les journées de juin 48) de la société française en trois classes ennemies, c'est-à-dire la ruine définitive des illusions du libéralisme. Ces conjonctures jettent la bourgeoisie dans une situation historique nouvelle. Jusqu'alors c'était l'idéologie bourgeoise qui donnait elle-même la mesure de l'universel, le remplissant sans contestation; l'écrivain bourgeois, seul juge du malheur des autres hommes, n'ayant en face de lui aucun autrui pour le regarder, n'était pas déchiré entre sa condition sociale et sa vocation intellectuelle. Dorénavant, cette même idéologie n'apparaît plus que comme une idéologie parmi d'autres possibles; l'universel lui échappe; elle ne peut se dépasser qu'en se condamnant; l'écrivain devient la proie d'une ambiguïté, puisque sa conscience ne recouvre plus exactement sa condition. Ainsi naît un tragique de la Littérature. Le Degré zéro de récriture (1953), Éditions du Seuil, coll. Points, p. 42-43; 44-45.

1. Le mépris dont Hugo a été l'objet (cf. Gide : « Le plus grand poète français? — V. Hugo, hélas! «)

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