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Robert DEBRÉ. L'irrationnel, et la peur du futur. (Ce que je crois.)

Publié le 22/03/2011

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Les basses époques voient grandir et proliférer les peurs collectives. Nos contemporains ont peur de tout. Ils redoutent, nous venons de le rappeler, la surpopulation du globe; ils croient déjà que leurs descendants ne trouveront plus de place dans les foules qu'ils imaginent peuplant notre planète et, comme on leur dit qu'alors l'humanité mourra de faim, ils croient préférable que la terre se dépeuple. Lorsqu'on montre que les fléaux épidémiques disparaissent, que le moment approche où les pestes ne ravageront plus des populations entières, alors on entend cette remarque : mais d'autres fléaux terribles vont surgir, que vous ne saurez pas dominer. Les progrès de la santé publique dans des pays misérables et déshérités sont présentés comme des résultats fâcheux d'un humanitarisme aveugle puisque la survie des pauvres enfants va augmenter le nombre de bouches à nourrir. Chaque progrès de la science effraie... Le Moyen Âge qui connut une grandiose et admirable floraison eut aussi ses basses époques où régnait la grande peur. Nous vivons une sorte de Moyen Âge et l'on est tenté de penser que si la peur de l'An mille fut celle de l'ignorance et de la superstition, la peur de l'An deux mille, celle de la science et de la technique, est pour notre basse époque plus terrifiante encore. La peur de l'avenir que ressent chacun pour les siens et pour l'humanité n'est pas sans jouer un rôle dans la faveur dont jouissent tant de fausses sciences. Au cours des siècles passés régnait la croyance aux sorciers, la confiance dans les charlatans, les diseurs de bonne aventure, les astrologues, les visionnaires. Au cours du xviii® siècle et du XIXe siècle, le développement de l'esprit critique diminua leur influence et souvent on en riait. Voici qu'à présent, il est de bon ton de ne pas accepter les justes méthodes, les démonstrations rationnelles et les expériences valables de la science « officielle «, c'est-à-dire de la vraie science, mais de lui opposer les succès de ceux qui guérissent des maux incurables par l'imposition des mains ou l'ingestion d'une tisane bien composée. L'hypnotisme et le somnambulisme renaissent. Aux efforts difficiles de la psychologie pour acquérir les caractères d'une science, on oppose la parapsychologie et ses fantaisies. Des chimères se mêlent aux sottises. La radio la télévision prédisent à chacun son avenir personnel, ses difficultés d'argent, ses peines de cœur et toutes les aventures de sa vie en lui rappelant qu'il est né sous l'influence d'une constellation ou d'un astre. On nous dit que jamais les magnétiseurs, les radiesthésistes, les diseuses de l'avenir n'ont eu autant de succès. Que penser du masque scientifique dont se couvrent la parapsychologie et la psychocynétique pour nous raconter des histoires de cuillers et de fourchettes qui se tordent sous l'influence d'un simple regard ? Comme dans toutes les basses époques, c'est la diffusion de cette crédulité qui manifeste la défaite du bon sens et de la raison. Même chez certains qui se disent ou se croient éclairés, cet appel à l'irrationnel se propage. Point d'effort pour comprendre — il n'est pas toujours simple d'y parvenir —, mais plutôt la recherche d'un refuge vers les mystères ou l'abri que procure une crédibilité qui va souvent jusqu'à la sottise. Quel succès pour les soucoupes volantes ! Enquêtes, interrogations de témoins, interprétations naïves remplissent parfois les colonnes des journaux et occupent des heures d'émissions radiophoniques. Certains paysans éprouvaient encore au XIXe siècle la crainte des feux follets qui dans la nuit les poursuivaient lorsqu'ils couraient autour de la Mare au Diable, alors que déjà on savait que les bulles incandescentes de gaz méthane n'avaient rien de diabolique...

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