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Robert Escarpit, Le littéraire et le social

Publié le 27/04/2011

Extrait du document

Traduttore, traditore (1) n'est pas une vaine formule, mais l'affirmation d'une nécessaire réalité. Toute traduction est trahison, mais trahison peut-être créatrice quand elle permet au signifiant (2) de signifier quelque chose même si le signifié (3) original est devenu insignifiable. Or toute lecture hors contexte est à quelque degré traduction. Autrement dit, l'éternelle querelle des adaptations n'a pas de sens. L'adaptation n'est qu'un cas particulier de la lecture. En projetant sur le couple Hector-Andromaque la mythologie de l'ancien combattant et de la veuve de guerre, Giraudoux a certainement trahi Homère, mais il l'a fait vivre d'une vie authentique pour de nouveaux lecteurs. Il peut arriver même qu'on élimine ce qui était perçu par l'auteur comme essentiel, et qu'on garde l'accessoire. C'est le cas de Robinson Crusoé et des Voyages de Gulliver dont on n'a gardé que l'ornement maritime et exotique à l'usage de la littérature enfantine, en oubliant, parce qu'elle paraissait difficilement transmissible, leur signification implicite profonde. Mais le cinéma soviétique n'a pas eu de mal à inventer un Gulliver engagé dans la lutte des classes et la robinsonnade a été utilisée depuis trois siècles pour illustrer toutes sortes d'idéologies auxquelles Defoe est en apparence bien étranger. En apparence seulement, car ce n'est pas n'importe quelle œuvre qu'on peut trahir, ni n'importe quelle trahison qu'on peut imposer à une œuvre. Tout texte informationnel peut être l'objet d'un contresens, mais alors l'information est détruite. D n'y a que sur une œuvre littéraire qu'on puisse greffer des sens nouveaux sans détruire son identité. C'est ainsi qu'on est conduit à reconnaître un (...) critère de la spécificité littéraire : est littéraire une œuvre qui possède une « aptitude à la trahison «, une disponibilité telle qu'on peut, sans qu'elle cesse d'être elle-même, lui faire dire dans une autre situation historique autre chose que ce qu'elle a dit de façon manifeste dans sa situation historique originelle. Bien entendu cette disponibilité n'est pas inépuisable. Ce que nous appelons des œuvres éternelles sont celles dont le contenu latent n'est pas encore épuisé. On peut seulement dire qu'une œuvre est d'autant plus littéraire — c'est-à-dire littérairement « bonne « — que sa disponibilité et donc sa faculté de communication est plus durable et plus étendue. H est possible de fonder sur cette observation un critère de valeur. Elle explique en tout cas pourquoi une œuvre peut avoir immédiatement un très grand succès en un temps et en un lieu, puis disparaître à jamais, alors qu'une autre œuvre peut faire confidentiellement le tour du monde et franchir les siècles pour ressurgir soudain comme une source jaillissante parmi des foules insoupçonnées. Qui lit de nos jours Casimir Delavigne, un des auteurs les plus populaires en France vers 1830, alors que Stendhal, peu connu de ses contemporains, écrivait dans le même temps pour les happy few (4) : Le Rouge et le Noir qui, au cours de la seule année 1966, a été republié une fois en Allemagne, en Hongrie, au Japon, en Pologne, en Roumanie, en Grande-Bretagne, en Tchécoslovaquie, en Turquie et en Union Soviétique, deux fois en Espagne et en Italie ? (...) Il serait certes dangereux de limiter la qualité littéraire de l'œuvre à la diachronie (5) du succès. L'immédiat de la communication, qui permet à chaque individu d'un groupe social de trouver dans la lecture l'aliment quotidien d'un dialogue entre sa liberté d'une part et la représentation d'un aspect de la situation historique vue à travers la conscience de l'écrivain d'autre part, peut-être aussi source de valeur. Robert Escarpit, Le littéraire et le social. Vous ferez d'abord de ce texte, à votre gré, un résumé (en suivant le fil du développement) ou une analyse (en mettant en relief la structure logique de la pensée). Dans une seconde partie, que vous intitulerez discussion, vous dégagerez du texte un problème qui offre une réelle consistance et qui vous aura intéressé. Vous en préciserez les éléments et vous exposerez vos vues personnelles sous la forme d'une argumentation ordonnée menant à une conclusion.

(1) Traduttore, traditore : le traducteur est un traître. (2) Signifiant : support matériel du sens. (3) Signifié : contenu intelligible du signifiant. (4) L'heureux petit nombre.

(5) L'évolution dans le temps.

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