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UN AMBITIEUX : RASTIGNAC

Publié le 12/08/2011

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Eugène de Rastignac était revenu dans une disposition d'esprit que doivent avoir connue les jeunes gens supérieurs, ou ceux auxquels une position difficile communique momentanément les qualités des hommes d'élite. Pendant sa première année de séjour à Paris, le peu de travail que veulent les premiers grades à prendre dans la Faculté l'avait laissé libre de goûter les délices visibles du Paris matériel... Eugène avait subi cet apprentissage à son insu, quand il partit en vacances, après avoir été reçu bachelier ès lettres et bachelier en droit. Ses illusions d'enfance, ses idées de province avaient disparu. Son intelligence modifiée, son ambition exaltée, lui firent voir juste au milieu du manoir paternel, au sein de la famille. Son père, sa mère, ses deux frères, ses deux soeurs, et une tante dont la fortune consistait en pensions, vivaient sur la petite terre de Rastignac. Ce domaine, d'un revenu d'environ trois mille francs, était soumis à l'incertitude qui régit le produit tout industriel de la vigne, et néanmoins il fallait en extraire chaque année douze cents francs pour lui.. L'aspect de cette constante détresse qui lui était généreusement cachée, la comparaison qu'il fut forcé d'établir entre ses soeurs, qui lui semblaient si belles dans son enfance, et les femmes de Paris, qui lui avaient réalisé le type d'une beauté rêvée, l'avenir incertain de cette nombreuse famille qui reposait sur lui, la parcimonieuse attention avec laquelle il vit serrer les plus minces productions, la boisson faite pour sa famille avec les marcs du pressoir, enfin une foule de circonstances inutiles à consigner ici décuplèrent son désir de parvenir et lui donnèrent soif des distinctions. Comme il arrive aux âmes grandes, il voulut ne rien devoir qu'à son mérite. Mais son esprit était éminemment méridional; à l'exécution, ses déterminations devaient donc être frappées de ces hésitations qui saisissent les jeunes gens quand ils se trouvent en pleine mer sans savoir ni de quel côté diriger leurs forces, ni sous quel angle enfler leurs voiles. Si d'abord il voulut se jeter à corps perdu dans le travail, séduit bientôt par la nécessité de se créer des relations, il remarqua combien les femmes ont d'influence sur la vie sociale et avisa soudain à se lancer dans le monde, afin d'y conquérir des protectrices : devaient-elles manquer à un jeune homme ardent et spirituel, dont l'esprit et l'ardeur étaient rehaussés par une tournure élégante et par une sorte de beauté nerveuse à laquelle les femmes se laissent prendre volontiers? ..... (Rastignac reçoit une forte somme économisée par sa mère et sa soeur.) Le monde était à lui. Déjà son tailleur avait été convoqué, sondé, conquis. En voyant M. de Trailles, Rastignac avait compris l'influence qu'exercent les tailleurs sur la vie des jeunes gens. Hélas! il n'existe pas de moyenne entre ces deux termes : un tailleur est un ennemi mortel ou un ami donné par la facture. Eugène rencontra dans le sien un homme qui avait compris la paternité de son commerce et qui se considérait comme un trait d'union entre le présent et l'avenir des jeunes gens. Aussi Rastignac reconnaissant a-t-il fait la fortune de cet homme par un de ces mots auxquels il excella plus tard. « Je lui connais, disait-il, deux pantalons qui ont fait des mariages de vingt mille livres de rente. « Quinze cents francs et des habits à discrétion! En ce moment le pauvre Méridional ne douta plus de rien et descendit au déjeuner avec cet air indéfinissable que donne à un jeune homme la possession d'une e..; somme quelconque. A l'instant où l'argent se glisse dans la poche d'un m étudiant, il se dresse en lui-même une colonne fantastique sur laquelle il s'appuie. Il marche mieux qu'auparavant, il se sent un point d'appui pour son levier, il a le regard plein, direct, il a les mouvements agiles; la 0 veille, humble et timide, il aurait reçu des coups; le lendemain, il en donnerait à un premier ministre. Il se passe en lui des phénomènes M inouïs : il veut tout et peut tout, il désire à tort et à travers, il est gai, généreux, expansif. Enfin, l'oiseau naguère sans ailes a retrouvé son envergure. L'étudiant sans argent happe un brin de plaisir comme un chien qui dérobe un os à travers mille périls, il le casse, en suce la moelle et court encore; mais le jeune homme qui fait mouvoir dans son gousset quelques fugitives pièces d'or, déguste ses jouissances, il les détaille, il s'y complaît, il se balance dans le ciel, il ne sait plus ce que signifie le mot « misère «. Paris lui appartient tout entier. Age où tout est luisant, où tout scintille et flambe! Age de force joyeuse dont personne ne profite, ni l'homme ni la femme, âge des dettes et des vives craintes qui décuplent tous les plaisirs! Qui n'a pas pratiqué la rive gauche de la Seine entre la rue Saint-Jacques et la rue des Saints-Pères ne connaît rien à la vie humaine!

H. de BALZAC. Le Père Goriot, 1834.

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