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UN PICARO

Publié le 12/08/2011

Extrait du document

Vers cette époque vint à passer à l'auberge un aveugle qui, jugeant que je pourrais lui servir de guide, me demanda à ma mère. Celle-ci me recommanda à lui, disant que j'étais fils d'un brave homme, qui était mort pour sa foi à la bataille de Gelves et qu'elle était sûre que je me comporterais aussi bien que mon père. Elle le pria de me bien traiter et de veiller à mon éducation, car j'étais orphelin.

Lui répondit qu'il ferait bien ainsi et qu'il me considérait non comme son serviteur, mais comme son propre fils. Et c'est ainsi que je commençai à servir et à diriger ce vieillard devenu mon maître. Après quelques jours passés à Salamanque, il parut à mon maître que les gains étaient insuffisants et il se décida à partir. Au moment du départ, j'allai voir ma mère et, tandis que tous deux pleurions, elle me donna sa bénédiction et dit : « Mon fils, je sais que je ne te verrai plus. Efforce-toi de faire le bien et que Dieu dirige tes pas. Je t'ai élevé et t'ai remis entre les mains d'un bon maître. Que la volonté de Dieu soit faite! « J'allai rejoindre mon maître qui m'attendait. Nous sortîmes de Salamanque et arrivâmes sur le pont à l'entrée duquel se trouve un animal de pierre qui ressemble à un taureau. L'aveugle m'ordonna de m'approcher de l'animal, ce que je fis aussitôt. « Lazaro, me dit-il, colle ton oreille contre ce taureau et tu entendras un grand bruit dans son ventre. « Moi, sottement, j'obéis croyant ce qu'il disait. Dès qu'il jugea que je me trouvais près de la pierre, mon maître dressa la main et m'envoya une magistrale gifle qui projeta ma tête contre ce satané taureau, au point que la douleur du coup dura plus de trois jours. « Apprends, espèce de sot, s'écria-t-il, qu'un conducteur aveugle doit être d'un point plus malin que le diable lui-même. « Et il rit beaucoup du bon tour qu'il m'avait joué. Il me parut qu'en cet instant même je sortis de la puérile naïveté dans laquelle je vivais encore. Je me dis alors : « Mon maître a raison. Je suis seul au monde. Il m'appartient d'ouvrir de réfléchir et de savoir ce qui peut m'advenir de bien ou de mal. « Nous entreprîmes notre voyage et en quelques jours mon maître m'enseigna le langage de sa corporation. Me voyant plein de talent, il se réjouissait beaucoup et me disait : « Je ne peux te donner ni or ni argent, mais je t'apprendrai de nombreux moyens de gagner ta vie. « Et il en fut bien ainsi. Après Dieu, cet homme me donna la vie et, bien qu'il fût aveugle, il m'éclaira et me prépara à la lutte pour l'existence. Je m'attarde à raconter ces enfantillages à Votre Seigneurie pour montrer combien de vertus sont nécessaires aux hommes qui des bas-fonds veulent s'élever et pour ceux qui sont au faîte combien de vices sont cause de leur chute. Mais pour en revenir à mon brave maître et à ses mérites, sachez, Votre Seigneurie, que, depuis la création du monde, Dieu ne façonna d'être aussi astucieux et avisé. Il était un aigle en son métier. Il savait par coeur cent et quelques prières. Il savait faire oraison sur un ton grave, solennel et très sonore qui faisait résonner l'église dans laquelle il priait; il savait prendre un visage humble et dévot, sans simagrées trop apparentes de la bouche et des yeux, comme d'autres ont coutume de faire. Il connaissait, de plus, mille manières de soutirer de l'argent. Il disait savoir les prières efficaces pour différentes nécessités : pour les femmes stériles, pour celles qui allaient être mères, pour celles qui mal mariées voulaient conserver l'amour de leur mari. Il prédisait aux futures mères si leur enfant serait un fils ou une fille. Pour ce qui est de la médecine, il disait que Galien lui-même n'avait pas la moitié ede son savoir pour tout ce qui était maux de dents, faiblesses, maladies de femmes. En somme, personne ne pouvait se plaindre de quelque douleur que ce fût qu'il ne lui dît aussitôt : « Faites ceci, faites cela, cueillez telle herbe prenez telle racine... «

C'est la raison pour laquelle chacun s'adressait à lui, en particulier les femmes qui croyaient ce qu'il disait. Il tirait de grands profits de ces dernières, grâce aux procédés que je viens de dire et gagnait plus en un mois que cent aveugles en un an. Mais je veux aussi que Votre Seigneurie sache que, en dépit des biens qu'il amassait, de ma vie je ne vis homme plus avare et serré que celui-là. A tel point que je mourais de faim, car il ne me donnait même pas la moitié de ce qui m'était nécessaire pour vivre. C'est la sainte vérité : si grâce à mon adresse je ne m'étais débrouillé, combien de fois serais-je mort de faim! Mais en dépit de tout son savoir et de son astuce, je réussissais à le gruger de telle sorte que toujours, ou le plus souvent, je subtilisais ce qui me convenait le mieux. Pour cela je lui jouais des tours pendables. Je vous en raconterai quelques-uns, bien que tous ne m'aient pas toujours réussi.

Les aventures de Lazarillo de Tormes, 1554.

Trad. M.-A. BAUDOUY.