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Une vie Il fallut attendre.

Publié le 11/04/2014

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Une vie Il fallut attendre. Chacun cherchait une phrase, un mot à dire. On parla de l'hiver pluvieux. Jeanne, avec d'involontaires frissons d'angoisse, demanda ce que pouvaient faire leurs hôtes, tous deux seuls, toute l'année. Mais les Briseville s'étonnèrent de la question, car ils s'occupaient sans cesse, écrivant beaucoup à leurs parents nobles semés par toute la France, passant leurs journées en des occupations microscopiques, cérémonieux l'un vis-à-vis de l'autre comme en face des étrangers, et causant majestueusement des affaires les plus insignifiantes. Et sous le haut plafond noirci du vaste salon inhabité, tout empaqueté en des linges, l'homme et la femme si petits, si propres, si corrects, semblaient à Jeanne des conserves de noblesse. Enfin la voiture passa devant les fenêtres avec ses deux bidets inégaux. Mais Marius avait disparu. Se croyant libre jusqu'au soir, il était sans doute parti faire un tour dans la campagne. Julien furieux pria qu'on le renvoyât à pied ; et, après beaucoup de saluts de part et d'autre, on reprit le chemin des Peuples. Dès qu'ils furent enfermés dans la calèche, Jeanne et son père, malgré l'obsession pesante qui leur restait de la brutalité de Julien, se remirent à rire en contrefaisant les gestes et les intonations des Briseville. Le baron imitait le mari, Jeanne faisait la femme, mais la baronne un peu froissée dans ses respects leur dit : " Vous avez tort de vous moquer ainsi, ce sont des gens très comme il faut, appartenant à d'excellentes familles. " On se tut pour ne point contrarier petite mère, mais de temps en temps, malgré tout, père et Jeanne recommençaient en se regardant. Il saluait avec cérémonie, et, d'un ton solennel : " Votre château des Peuples doit être bien froid, madame, avec ce grand vent de mer qui le visite tout le jour ? " Elle prenait un air pincé, et minaudant avec un petit frétillement de la tête pareil à celui d'un canard qui se baigne : " Oh ! ici, monsieur, j'ai de quoi m'occuper toute l'année. Puis nous possédons tant de parents à qui écrire. Et M. de Briseville se décharge de tout sur moi. Il s'occupe de recherches savantes avec l'abbé Pelle. Ils font ensemble l'histoire religieuse de la Normandie. " La baronne souriait à son tour, contrariée et bienveillante, et répétait : " Ce n'est pas bien de se moquer ainsi des gens de notre classe. " Mais soudain la voiture s'arrêta, et Julien criait appelant quelqu'un par-derrière. Alors Jeanne et le baron, s'étant penchés aux portières, aperçurent un être singulier qui semblait rouler vers eux. Les jambes embarrassées dans la jupe flottante de sa livrée, aveuglé par sa coiffure qui chavirait sans cesse, agitant ses manches comme des ailes de moulin, pataugeant dans les larges flaques d'eau qu'il traversait éperdument, trébuchant contre toutes les pierres de la route, se trémoussant, bondissant et couvert de boue, Marius suivait la calèche de toute la vitesse de ses pieds. Dès qu'il l'eut rattrapée, Julien, se penchant, l'empoigna par le collet, l'amena près de lui et, lâchant les rênes, se mit à cribler de coups de poing le chapeau qui s'enfonça jusqu'aux épaules du gamin en sonnant comme un tambour. Le gars hurlait là-dedans, essayait de fuir, de sauter du siège, tandis que son maître, le maintenant d'une main, frappait toujours avec l'autre. Jeanne, éperdue, balbutiait : " Père... Oh ! père ! " et la baronne soulevée d'indignation serrait le bras de son mari. " Mais empêchez-le donc, Jacques. ". Alors brusquement le baron abaissa la vitre de devant, et, attrapant la manche de son gendre, lui jeta, d'une voix frémissante : " Avez-vous bientôt fini de frapper cet enfant ? " Julien stupéfait se retourna : " Vous ne voyez donc pas dans quel état le bougre a mis sa livrée ? " 6 49 Une vie Mais le baron, la tête sortie entre les deux : " Eh, que m'importe ! on n'est pas brutal à ce point. " Julien se fâchait de nouveau : " Laissez-moi tranquille, s'il vous plaît, cela ne vous regarde pas ! " et il levait encore la main ; mais son beau-père la saisit brusquement et l'abaissa avec tant de force qu'il la heurta contre le bois du siège, et il cria si violemment : " Si vous ne cessez pas, je descends et je saurai bien vous arrêter, moi ! " que le vicomte se calma soudain, et, haussant les épaules sans répondre, il fouetta les bêtes qui partirent au grand trot. Les deux femmes, livides, ne remuaient point, et on entendait distinctement les coups pesants du coeur de la baronne. Au dîner Julien fut plus charmant que de coutume, comme si rien ne s'était passé. Jeanne, son père et Mme Adélaïde, qui oubliaient vite en leur sereine bienveillance, attendris de le voir aimable, se laissaient aller à la gaieté avec la sensation de bien-être des convalescents ; et, comme Jeanne reparlait des Briseville, son mari lui-même plaisanta, mais il ajouta bien vite : " C'est égal, ils ont grand air. " On ne fit point d'autres visites, chacun craignant de raviver la question Marius. Il fut seulement décidé qu'on enverrait aux voisins des cartes au jour de l'an, et qu'on attendrait, pour aller les voir, les premiers jours tièdes du printemps prochain. La Noël vint. On eut à dîner le curé, le maire et sa femme. On les invita de nouveau pour le jour de l'an. Ce furent les seules distractions qui rompirent le monotone enchaînement des jours. Père et petite mère devaient quitter les Peuples le 9 janvier ; Jeanne les voulait retenir, mais Julien ne s'y prêtait guère, et le baron, devant la froideur grandissante de son gendre, fit venir de Rouen une chaise de poste. La veille de leur départ, les paquets étant finis, comme il faisait une claire gelée, Jeanne et son père se résolurent à descendre jusqu'à Yport où ils n'avaient point été depuis le retour de Corse. Ils traversèrent le bois qu'elle avait parcouru le jour de son mariage, toute mêlée à celui dont elle devenait pour toujours la compagne, le bois où elle avait reçu sa première caresse, tressailli du premier frisson, pressenti cet amour sensuel qu'elle ne devait connaître enfin que dans le vallon sauvage d'Ota, auprès de la source où ils avaient bu, mêlant leurs baisers à l'eau. Plus de feuilles, plus d'herbes grimpantes, rien que le bruit des branches, et cette rumeur sèche qu'ont en hiver les taillis dépouillés. Ils entrèrent dans le petit village. Les rues vides, silencieuses, gardaient une odeur de mer, de varech et de poisson. Les vastes filets tannés séchaient toujours, accrochés devant les portes ou bien étendus sur le galet. La mer grise et froide avec son éternelle et grondante écume commençait à descendre, découvrant vers Fécamp les rochers verdâtres au pied des falaises. Et le long de la plage les grosses barques échouées sur le flanc semblaient de vastes poissons morts. Le soir tombait et les pêcheurs s'en venaient par groupes au perret, marchant lourdement, avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, un litre d'eau-de-vie d'une main, la lanterne du bateau de l'autre. Longtemps ils tournèrent autour des embarcations inclinées ; ils mettaient à bord, avec la lenteur normande, leurs filets, leurs bouées, un gros pain, un pot de beurre, un verre et la bouteille de trois-six. Puis ils poussaient vers l'eau la barque redressée qui dévalait à grand bruit sur le galet, fendait l'écume, montait sur la vague, se balançait quelques instants, ouvrait ses ailes brunes et disparaissait dans la nuit avec son petit feu au bout du mât. Et les grandes femmes des matelots dont les dures carcasses saillaient sous les robes minces, restées jusqu'au départ du dernier pêcheur, rentraient dans le village assoupi, troublant de leurs voix criardes le lourd sommeil 6 50

« Mais le baron, la tête sortie entre les deux : " Eh, que m'importe ! on n'est pas brutal à ce point.

" Julien se fâchait de nouveau : " Laissez-moi tranquille, s'il vous plaît, cela ne vous regarde pas ! " et il levait encore la main ; mais son beau-père la saisit brusquement et l'abaissa avec tant de force qu'il la heurta contre le bois du siège, et il cria si violemment : " Si vous ne cessez pas, je descends et je saurai bien vous arrêter, moi ! " que le vicomte se calma soudain, et, haussant les épaules sans répondre, il fouetta les bêtes qui partirent au grand trot.

Les deux femmes, livides, ne remuaient point, et on entendait distinctement les coups pesants du coeur de la baronne.

Au dîner Julien fut plus charmant que de coutume, comme si rien ne s'était passé.

Jeanne, son père et Mme Adélaïde, qui oubliaient vite en leur sereine bienveillance, attendris de le voir aimable, se laissaient aller à la gaieté avec la sensation de bien-être des convalescents ; et, comme Jeanne reparlait des Briseville, son mari lui-même plaisanta, mais il ajouta bien vite : " C'est égal, ils ont grand air.

" On ne fit point d'autres visites, chacun craignant de raviver la question Marius.

Il fut seulement décidé qu'on enverrait aux voisins des cartes au jour de l'an, et qu'on attendrait, pour aller les voir, les premiers jours tièdes du printemps prochain.

La Noël vint.

On eut à dîner le curé, le maire et sa femme.

On les invita de nouveau pour le jour de l'an.

Ce furent les seules distractions qui rompirent le monotone enchaînement des jours.

Père et petite mère devaient quitter les Peuples le 9 janvier ; Jeanne les voulait retenir, mais Julien ne s'y prêtait guère, et le baron, devant la froideur grandissante de son gendre, fit venir de Rouen une chaise de poste.

La veille de leur départ, les paquets étant finis, comme il faisait une claire gelée, Jeanne et son père se résolurent à descendre jusqu'à Yport où ils n'avaient point été depuis le retour de Corse.

Ils traversèrent le bois qu'elle avait parcouru le jour de son mariage, toute mêlée à celui dont elle devenait pour toujours la compagne, le bois où elle avait reçu sa première caresse, tressailli du premier frisson, pressenti cet amour sensuel qu'elle ne devait connaître enfin que dans le vallon sauvage d'Ota, auprès de la source où ils avaient bu, mêlant leurs baisers à l'eau.

Plus de feuilles, plus d'herbes grimpantes, rien que le bruit des branches, et cette rumeur sèche qu'ont en hiver les taillis dépouillés.

Ils entrèrent dans le petit village.

Les rues vides, silencieuses, gardaient une odeur de mer, de varech et de poisson.

Les vastes filets tannés séchaient toujours, accrochés devant les portes ou bien étendus sur le galet. La mer grise et froide avec son éternelle et grondante écume commençait à descendre, découvrant vers Fécamp les rochers verdâtres au pied des falaises.

Et le long de la plage les grosses barques échouées sur le flanc semblaient de vastes poissons morts.

Le soir tombait et les pêcheurs s'en venaient par groupes au perret, marchant lourdement, avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, un litre d'eau-de-vie d'une main, la lanterne du bateau de l'autre.

Longtemps ils tournèrent autour des embarcations inclinées ; ils mettaient à bord, avec la lenteur normande, leurs filets, leurs bouées, un gros pain, un pot de beurre, un verre et la bouteille de trois-six.

Puis ils poussaient vers l'eau la barque redressée qui dévalait à grand bruit sur le galet, fendait l'écume, montait sur la vague, se balançait quelques instants, ouvrait ses ailes brunes et disparaissait dans la nuit avec son petit feu au bout du mât.

Et les grandes femmes des matelots dont les dures carcasses saillaient sous les robes minces, restées jusqu'au départ du dernier pêcheur, rentraient dans le village assoupi, troublant de leurs voix criardes le lourd sommeil Une vie 6 50. »

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